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Le refus du gouvernement de fournir les lettres plafonds à Eric Coquerel et Charles de Courson est-il une violation de la Constitution ?

Gouvernement Bayroudossier
Alors que l’exécutif ne leur a toujours pas communiqué ces documents sur lesquels s’appuiera le budget pour 2025, le président et le rapporteur général de la commission des finances à l’Assemblée dénoncent un «refus absolument illégal».
Eric Coquerel et Charles de Courson à Matignon, le 17 septembre 2024. (Ludovic Marin/AFP)
publié le 20 septembre 2024 à 10h07

Ils n’ont toujours pas reçu les lettres plafonds demandées. Malgré un premier courrier adressé au ministre du Budget démissionnaire le 26 juillet, des relances auprès de l’ancien Premier ministre, Gabriel Attal, une ultime missive à l’attention du nouveau chef de gouvernement, Michel Barnier, le 11 septembre, une venue commune à Matignon mardi 17 septembre «pour un contrôle sur pièces et sur place», puis une visite improvisée à Bercy mercredi 18 septembre, Eric Coquerel et Charles de Courson restent bredouilles.

Jeudi 19 septembre, le président et le rapporteur général de la commission des finances à l’Assemblée ont seulement été destinataires, comme Michel Barnier s’y était engagé, d’un courriel contenant un «tiré à part» intermédiaire, dont le contenu a été dévoilé par Politico. Ce rapport, qui a d’ordinaire vocation à être transmis aux parlementaires le 15 juillet au plus tard, récapitule les plafonds de crédits envisagés pour chaque mission du budget, et les orientations générales du projet de loi de finances qui doit être débattu au cours de l’automne. En revanche, aucune nouvelle des lettres plafonds sollicitées auprès du Premier ministre, qui avait été signées le 20 août par son prédécesseur, Gabriel Attal, et envoyées aux différents ministères.

«Violation manifeste de nos lois organiques»

Dans un communiqué consulté par CheckNews, Eric Coquerel déplore que le tiré à part réceptionné jeudi «manque d’indications importantes notamment sur la répartition des budgets alloués à chaque ministère, qu’elles soient simplement résumées ou davantage détaillées». De ce fait, ajoute le président de la commission des finances, «il ne remplace pas les lettres plafonds envoyées en août aux ministres et sur lesquelles, comme l’indique ce document, s’appuiera la loi de finances pour 2025». Eric Coquerel indique donc qu’il va continuer à demander ces lettres plafonds, qui définissent le montant attribué à chaque ministère pour remplir ses missions en fonction des priorités fixées par le gouvernement. En outre, le député LFI estime que l’envoi du tiré à part «ne répare pas le refus absolument illégal qui a été opposé au rapporteur général et moi-même dans la transmission de documents budgétaires à deux reprises, à Matignon le mardi 17 septembre, puis à Bercy le mercredi 18 septembre». Charles de Courson a publié, de son côté, un communiqué similaire regrettant que le document transmis par Michel Barnier ne corresponde que partiellement aux demandes formulées, et exigeant à nouveau la communication des lettres plafonds signées par Gabriel Attal.

Depuis le début, Eric Coquerel et Charles de Courson revendiquent leur droit d’accéder aux documents en question, qui leur serait octroyé par la Constitution. Ainsi, face aux refus opposés par le gouvernement, les deux élus invoquent tantôt une atteinte à «un droit constitutionnel» tantôt «une violation manifeste de nos lois organiques». Invité de BFMTV mardi soir, Charles de Courson a notamment relaté ses échanges avec la secrétaire générale du gouvernement : «Je lui ai dit droit dans les yeux : “Madame, est-ce que les lettres plafonds sont, oui ou non, un document communicable au président de la commission des finances et au rapporteur général du budget ?” Réponse : “Oui.” Deuxième question : “Est-ce que vous devez les donner ?” Alors là, grand débat. Nous, nous disons que oui.» En face, leurs interlocuteurs auraient apparemment justifié leur refus de délivrer les documents demandés en considérant qu’ils sont uniquement «préparatoires à la décision». «Ils ont considéré qu’en droit, ils n’avaient pas l’obligation de communiquer les lettres plafonds», expose le député Liot.

«Investigations sur pièces et sur place»

A l’appui de leur argumentation, Eric Coquerel et Charles de Courson citent parfois l’article 57 de la loi organique relative aux lois de finances. Cette disposition accorde aux présidents et rapporteurs généraux des commissions des finances de l’Assemblée et du Sénat la possibilité de procéder «à toutes investigations sur pièces et sur place» jugées utiles pour mener à bien les missions qui leur sont dévolues : suivre et contrôler «l’exécution des lois de finances», et évaluer «toute question relative aux finances publiques». A l’alinéa suivant, il est prévu que «tous les renseignements et documents d’ordre financier et administratif qu’ils demandent […] doivent leur être fournis» – à l’exception «des sujets à caractère secret concernant la défense nationale et la sécurité intérieure ou extérieure de l’Etat et du respect du secret de l’instruction et du secret médical», une réserve qui ne s’applique pas en l’espèce. Pour rappel, les lois organiques portent sur des questions constitutionnelles, que sont l’organisation et le fonctionnement des pouvoirs publics, sans pour autant avoir tout à fait la même valeur juridique que la Constitution. Dans la hiérarchie des normes, elles sont donc au-dessus des lois ordinaires régulièrement adoptées par le Parlement.

Alors, les dispositions de la loi organique rendent-elles illégal, voire anticonstitutionnel, le refus de faire droit aux demandes de consultation des lettres plafonds réitérées par Eric Coquerel et Charles de Courson ? Les professeurs de droit public consultées par CheckNews ne s’accordent pas tous sur la question. «Les lettres plafonds, quoique documents préparatoires, sont des documents d’ordre administratif et financier qui doivent être transmis aux autorités investies d’un contrôle sur pièces et sur place», considère le constitutionnaliste Jean-Philippe Derosier.

Si Eric Coquerel et Charles de Courson ont manifestement tenté de mettre en œuvre la possibilité offerte par l’article 57 en se rendant à Matignon puis à Bercy, «la question se pose de savoir si les lettres plafonds sont des documents d’ordre financier et administratif», relève pour sa part Mathieu Carpentier, professeur à l’université Toulouse-Capitole. «On se souvient qu’en 2023, en plein débat sur les retraites, [le député PS] Jérôme Guedj, co-président de la mission d’évaluation et de contrôle des lois de financement de la Sécurité sociale (et investi de prérogatives équivalentes à celles des président et rapporteur général de la commission des finances), avait obtenu la communication de l’avis du Conseil d’Etat, acte préparatoire par excellence», cite Mathieu Carpentier. Pour qui aucune «conclusion définitive» ne peut être tirée de ce précédent.

«Interprétation extensive»

«Il est clair que c’est une atteinte au bon fonctionnement de la procédure budgétaire» mais «dire que l’on bafoue le droit constitutionnel est excessif», temporise Vincent Dussart, professeur de droit des finances publiques à l’université Toulouse-Capitole. Même si elles jouent un rôle déterminant dans les ressources dont pourra disposer chaque ministère, les lettres plafonds «relèvent d’une pratique administrative», et non d’une obligation constitutionnelle ou législative – à l’image de tout le processus de préparation du budget, «en grande partie fondé sur des règles informelles». Son collègue de l’université de Poitiers, Sébastien Kott, ne voit pas non plus d’«atteinte à la Constitution» dans le refus de transmettre dans les temps les lettres plafonds à la commission des finances. Ces documents «constituent un arbitrage politique» consistant à fixer des limites pour les dépenses : «Leur transmission est une pratique qui n’est donc pas inscrite en toutes lettres dans une norme juridique.» Alors, certes, l’article 57 de la loi organique prévoit «une obligation d’information», «mais qui touche au contrôle et à l’évaluation de l’exécution du budget», pointe Vincent Dussart. Il n’a donc pas vocation à s’appliquer au stade de la préparation de la loi de finances.

«Cette disposition concerne le contrôle de l’exécution des lois de finances et l’évaluation des politiques publiques», abonde Aurélien Baudu, professeur de droit des finances publiques à l’université de Lille. Ainsi, la loi organique «n’a jamais entendu confier au Parlement un quelconque contrôle de la préparation de la loi de finances», et son article 38 précise d’ailleurs que «la préparation de la loi de finances est conduite sous l’autorité du Premier ministre et du ministre chargé des Finances». Quand le législateur organique a modifié en 2021 l’article 57, celui brandi par Eric Coquerel et Charles de Courson, il entendait «renforcer les pouvoirs conférés aux commissions des finances de chaque assemblée pour le contrôle de l’exécution des lois de finances, et pas nécessairement leur préparation qui demeure une opération plus confidentielle conduite sous l’autorité du gouvernement». Les deux députés font donc «une interprétation extensive» de ce texte, conclut Aurélien Baudu. «Seule une circulaire de Jean-Pierre Raffarin de janvier 2005, soit il y a près de vingt ans, lorsqu’il était Premier ministre» avait imposé que les lettres plafonds soient «transmises aux commissions des finances des deux Assemblées», mais sans préciser de délais ni faire état «d’une quelconque obligation constitutionnelle».