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Le taux d’exécution des OQTF est-il de 7 %, ou de 20 % comme l’affirme Gérald Darmanin ?

L’ancien ministre de l’Intérieur a contesté, jeudi 3 octobre, la statistique d’une journaliste de France Info. Il a en réalité agrégé éloignements forcés, aidés et spontanés, ce qui n’est pas le cas dans la donnée habituellement mentionnée.
La masse des OQTF prononcées est globalement gonflée et celle des OQTF exécutées plutôt sous-estimée. (Yann Castanier/Hans Lucas)
publié le 4 octobre 2024 à 18h40

Depuis le meurtre de Philippine, dont le principal suspect est un Marocain qui faisait l’objet d’une obligation de quitter le territoire (OQTF), le débat porte largement sur leur très faible taux d’exécution. Sur France Info, jeudi 3 octobre, Gérald Darmanin a convenu que ce taux était «très bas», tout en contestant la statistique de la journaliste Salhia Brakhlia, qui mentionnait un taux de 7 %. L’ancien pensionnaire de Beauvau, qui a repris son siège à l’Assemblée, a rétorqué : «Non, on est autour de 20 %. Mais en tout cas, c’est très bas, on ne va pas chipoter.»

Le chiffre évoqué par l’intervieweuse est celui généralement admis, et d’ailleurs abondamment brandi dans les médias ces derniers jours. Il résulte du calcul annuellement opéré par les parlementaires dans leurs rapports sur l’immigration. Etant donné que «les chiffres publiés par le ministère de l’intérieur ne distinguent plus depuis 2013 les mesures d’éloignement selon le type de mesure [OQTF, interdiction du territoire, arrêté d’expulsion, ndlr]», comme le note le contrôleur général des lieux de privation de liberté dans son dernier rapport d’activité, députés et sénateurs sont obligés de construire leurs propres statistiques. A partir de questionnaires soumis à la Direction générale des étrangers en France (DGEF) ou la Direction nationale de la police aux frontières, ils ont obtenu pour chaque année le nombre d’OQTF prononcées d’un côté, et de l’autre le nombre d’OQTF exécutées. En fait, il s’agit plus précisément des OQTF dont l’administration sait avec certitude qu’elles ont été exécutées, c’est-à-dire les éloignements forcés (mis en œuvre par la contrainte, sous escorte policière, par exemple quand un étranger est placé dans un avion pour être renvoyé vers son pays).

Calcul largement imparfait

Ainsi, pour calculer le taux d’exécution, les auteurs des rapports se basent sur le ratio entre OQTF exécutées (par la contrainte) et OQTF prononcées. Au premier semestre 2022, la dernière période dont les données sont disponibles, les 65 076 obligations délivrées se sont soldées par 4 474 renvois effectifs – soit un taux d’exécution de 6,9 %, souvent arrondi à 7 %. Un pourcentage qui s’inscrit dans la droite lignée des taux constatés pour 2020 (6,9 %) et 2021 (6 %), deux années marquées par la pandémie de Covid-19, où les contraintes sanitaires et vaccinales rendaient presque impossibles les éloignements. Après un pic à 22,3 % en 2012, le taux d’exécution des OQTF s’était jusque-là maintenu au-delà des 12 %. Pour rappel, après la loi de 2006 qui a créé l’OQTF, son champ d’application a considérablement été élargi en 2011, jusqu’à remplacer l’ancien dispositif, l’arrêté préfectoral de reconduite à la frontière (APRF). Si, entre 2012 et 2017, le nombre d’OQTF délivrées chaque année tournait autour de 80 000, ce chiffre a depuis explosé, jusqu’à atteindre 134 280 en 2022.

A ce propos, prendre le décompte brut des OQTF prononcées par les préfectures françaises comme point de départ du calcul du taux d’exécution pose plusieurs problèmes.

D’abord, une part des mesures, estimée à 17 % par la DGEF, ne peut tout simplement pas être exécutée, «notamment en raison de recours contentieux suspensif, d’absence de notification de la mesure (3 % des OQTF) ou d’abrogation de la mesure par l’administration (11 % des OQTF)», rapportait la Cour des comptes dans un rapport publié en début d’année. Il faudrait donc s’en tenir aux OQTF exécutoires. L’autre limite quand on tient compte de toutes les OQTF prononcées, c’est que «certaines personnes disposent de plusieurs OQTF et sont donc comptées plusieurs fois», alors qu’un seul éloignement sera décompté si la mesure est mise en œuvre.

Du côté des OQTF exécutées, le chiffrage est encore plus périlleux. En premier lieu, un décalage temporel peut exister entre l’exécution de la mesure et sa notification à l’étranger concerné, d’une année voire plus, compte tenu notamment du caractère suspensif des recours judiciaires. Surtout, on l’a dit, ce décompte ne peut être exhaustif puisqu’il intègre uniquement les éloignements forcés. Or, l’étranger peut aussi quitter le sol français sous d’autres modalités, par un éloignement aidé (sans contrainte mais grâce à une aide au retour), ou par un éloignement spontané (sans contrainte et sans aide, on parle alors aussi de «départ volontaire»). Même si «la tendance générale est plutôt au maintien sur le sol national des étrangers ayant reçu une OQTF», la Cour des comptes souligne que «certaines personnes sous OQTF peuvent ainsi continuer leur parcours migratoire vers l’Allemagne ou le Royaume-Uni sans être détectées, tandis que d’autres décideront de rentrer dans leur pays d’origine».

En bref, même s’il demeure l’un des meilleurs indicateurs pour rendre compte de la politique migratoire, le calcul du taux d’exécution est largement imparfait. En schématisant, la masse des OQTF prononcées est globalement gonflée et celle des OQTF exécutées plutôt sous-estimée. D’où un taux tiré vers le bas.

«16,4 % de “taux” d’exécution en 2023»

Pour combler les trous statistiques côté OQTF exécutées, les services du ministère de l’Intérieur ont récemment construit une donnée agrégeant les renvois forcés, les éloignements aidés et les départs volontaires. Car même si les sorties du territoire spontanées ne peuvent être que partiellement recensées, en l’absence d’un système de comptage fiable aux frontières, d’autant plus quand les étrangers repartent par un autre pays de l’espace Schengen, la police aux frontières parvient à en détecter un certain nombre. C’est comme ça que Beauvau a abouti au résultat cité jeudi par Gérald Darmanin, un taux d’exécution des OQTF de 20 %, portant sur le premier semestre 2024.

Dans le détail, l’ancien ministre nous indique que «pour 2023, il y a eu 137 730 OQTF prononcées, pour 22 704 sorties de territoire (forcées, aidées, volontaires), soit un “taux” d’exécution de 16,4 %». Puis, «au premier semestre 2024, il y a eu 13 500 sorties du territoire pour 65 000 OQTF, soit un “taux” de 20 %». Il laisse «taux» entre guillemets car le calcul reste imparfait.

Le 27 août, alors qu’ils étaient encore sous son autorité, les services du ministère ont quand même produit une note, ensuite transmise au Figaro et à CNews, qui vante cette «hausse» du taux d’exécution entre 2023 et 2024 et l’attribue aux effets de la loi immigration entrée en vigueur fin janvier. Auprès de CheckNews, Gérald Darmanin loue notamment «les freins levés au stade de la rétention, de l’assignation à résidence, ou de la libération de détenus en situation irrégulière». Nous n’avons pas pu consulter la note en question, en l’absence de retour du cabinet de Bruno Retailleau, son remplaçant au ministère de l’Intérieur.

Outre le fait que les deux pourcentages ne portent pas sur la même période (les 7 % évoqués par Salhia Brakhlia correspondant à l’année 2022, alors que les 20 % de Gérald Darmanin portent, eux, sur le premier semestre 2024), ils ne sont donc pas calculés de la même manière, la statistique de Gérald Darmanin englobant les sorties de territoire au sens large – d’où un taux plus élevé.