En campagne pour sa réélection, le député RN sortant Julien Odoul fait distribuer aux habitants de sa circonscription de l’Yonne un tract qui se veut «contre Mélenchon et l’extrême gauche». Un document truffé de contre-vérités, citations tronquées, approximations et autres exagérations au sujet des mesures promises par le Nouveau Front populaire (l’alliance de la gauche), comme CheckNews l’a démontré. Ce type de pratique, hélas commune, pose une question: une personnalité en lice pour une élection est-elle en droit de mentir quant au programme de ses concurrents ?
De façon générale, «les candidats bénéficient des principes de la liberté de la presse et de la liberté d’expression», pose Guy Prunier, ancien chargé de mission au Conseil constitutionnel, joint par CheckNews. Romain Rambaud, professeur de droit public à l’Université Grenoble-Alpes, le rejoint : «En droit électoral, la liberté d’expression est particulièrement forte. On a le droit à une certaine exagération.» Ce qui peut être réprimé, en revanche, c’est le fait d’abuser de ces libertés. Mais généralement, les actions en ce sens ne surviennent qu’une fois les élections déjà passées.
«Il n’y a pas un arbitre qui vient siffler chaque faute»
Ainsi, «il est assez rare de pouvoir empêcher la communication d’un document de propagande électorale avant la tenue du scrutin», souligne l’avocate Alexandra Aderno, spécialisée entre autres en droit électoral. Deux recours restent néanmoins envisageables. En premier lieu, si dans le cadre de sa campagne, le candidat tient des propos injurieux ou diffamatoires à l’égard de ses adversaires politiques, ceux-ci peuvent saisir le juge judiciaire, et plus précisément le juge des référés, pour faire cesser immédiatement ces comportements. Mais cela suppose que deux conditions soient réunies. D’abord, l’injure ou la diffamation doit être «dirigée contre quelqu’un en particulier», pas contre une cible aussi générale que «l’extrême gauche» ou le Nouveau Front populaire, note Romain Rambaud. Ensuite, il faut que le juge s’estime compétent pour traiter du cas. Or, pointe le professeur, «en amont de l’élection, les juges judiciaires se déclarent en général incompétents sur les sujets électoraux».
Autre recours possible : le «référé fake news» qui découle de l’article L.163-2 du code électoral, introduit avec une loi de 2018 pour lutter contre la manipulation de l’information. Ce texte «prévoit notamment que le juge des référés peut être saisi pour la diffusion de fausses nouvelles de nature à altérer la sincérité du scrutin diffusées par le biais d’un service de communication en ligne», indique Sophie Briante-Guillemont, docteure en droit et auteure d’une thèse sur le contentieux électoral. Là encore, ce recours est circonscrit à des cas très précis. Ainsi, «cette procédure est réservée aux allégations répondant à trois conditions cumulatives : elles doivent être artificielles ou automatisées, massives et délibérées», et s’y ajoute que «leur caractère inexact doit être tout à fait manifeste», explique Sophie Briante-Guillemont. Le tract de Julien Odoul n’est donc pas du tout concerné : «Il semble davantage relever du simple document de propagande distribué au marché, plutôt que d’une manipulation d’ampleur sur les réseaux sociaux.»
Les moyens d’agir contre des allégations mensongères sont donc particulièrement limités en amont du scrutin. Une fois que l’élection s’est tenue, les personnes visées par ces mensonges peuvent se tourner vers le juge électoral, qu’est le Conseil constitutionnel pour ce qui concerne l’élection des parlementaires. On parle de «contentieux électoral», et l’une de ses spécificités est justement d’intervenir a posteriori. Pendant une campagne, «il peut y avoir des fautes, mais il n’y a pas un arbitre qui vient siffler à chaque fois que cela se produit pour suspendre le match, il faut attendre la fin de la partie», illustre la docteure en droit à l’Université Paris-I Panthéon-Sorbonne.
Le faible écart de voix, critère déterminant
A ce moment-là, il s’agira pour les candidats malheureux de contester la validité même de l’élection, en faisant notamment valoir que les propos tenus ont été de nature à altérer la sincérité du scrutin. Avant de déterminer si ces manœuvres ont réellement influencé le résultat de l’élection, le juge électoral conditionnera la recevabilité du recours au constat «dans la circonscription en question, d’un faible écart de voix entre les candidats, dont l’un a été l’objet des mensonges», précise Alexandra Aderno. De fait, complète Sophie Briante-Guillemont, «plus les élections sont remportées avec un écart de voix faible, plus ce type de manœuvres est susceptible d’avoir du poids». S’agissant du tract de Julien Odoul, «le fait qu’il ait été aussi critiqué et largement dénoncé» pourrait mener à la conclusion inverse : «Le Conseil constitutionnel pourra tout à fait considérer que, malgré la courte campagne, les électeurs ont eu le temps d’être avertis par les médias et les autres candidats du contenu mensonger de ce document, par conséquent sans atteinte suffisante à la sincérité du scrutin.»
L’autre action possible après coup, c’est celle prévue à l’article L.97 du code électoral, qui «sanctionne le fait de diffuser de fausses informations pour détourner des voix ou inviter à s’abstenir de voter», résume Alexandra Aderno. On a donc affaire à un délit, puni d’un an d’emprisonnement et d’une amende de 15 000 euros, qui implique le dépôt d’une plainte ou d’un signalement, et des poursuites devant le juge pénal. Les prévenus ne sont pas forcément des candidats, mais potentiellement toute personne ayant manœuvré en vue de détourner des voix ou inciter à l’abstention. L’efficacité de ce recours est freinée par les délais inhérents à la procédure pénale : les faits sont jugés longtemps après l’élection. Jusqu’au procès, les victimes de cette désinformation ne peuvent rien faire, si ce n’est conserver des preuves (le tract en question, les canaux par lesquels il a été diffusé…).