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Les allocutions présidentielles sans contradicteur sont-elles une exception française ?

La pandémie de Covid-19 en Francedossier
Depuis le début de la crise sanitaire, le président de la République s’est adressé neuf fois aux Français, sans laisser de place aux questions de journalistes.
Depuis le début de la crise, Emmanuel Macron s’est exprimé six fois face à des journalistes, contre neuf fois lors d'allocutions. (Cyril Zannettacci/Vu pour Libération)
publié le 16 novembre 2021 à 13h34

Question posée par Sandrine, le 12 novembre

Bonjour,

Emmanuel Macron s’est adressé aux Français le 9 novembre pour la neuvième fois depuis le début de la crise sanitaire sous la forme d’une allocution enregistrée à l’avance. Le président de la République a présenté les évolutions des règles concernant la dose de rappel et le pass sanitaire (un tiers de l’intervention) mais aussi son bilan dans un discours aux allures de précampagne. Un mélange de genre qui a exaspéré l’opposition, mais pas seulement.

Le lendemain matin, sur RMC, les journalistes en plateau se sont agacés du format ne laissant pas de place aux questions et aux objections. «Une demi-heure, sans contradiction. [Le chef de l’Etat] peut y mettre tout ce qu’il veut. Il peut dire qu’il est formidable. Il peut dire que le bilan est génial. Il n’y a pas un journaliste pour le contredire», a dénoncé Apolline de Malherbe. «La dernière fois qu’Emmanuel Macron a eu une vague contradiction, c’était McFly et Carlito», a ironisé Nicolas Poincaré, en référence à la venue de ces deux youtubeurs à l’Elysée en mai pour y filmer une vidéo.

De fait, depuis le début de la crise, Emmanuel Macron s’est peu exprimé face à des journalistes. On compte deux interviews sur les mesures sanitaires sur TF1 en juillet 2020 et février. Entre-temps, il avait répondu aux questions de Brut, au mois de décembre. En août, retour sur TF1 pour évoquer principalement la situation en Afghanistan. Puis, en juin, un entretien accordé aux journalistes RMC dans l’émission Top of the foot, depuis le centre d’entraînement des Bleus à Clairefontaine.

Emmanuel Macron avait aussi choisi d’annoncer les grandes étapes du déconfinement à la presse quotidienne régionale au mois d’avril. Plus confidentiel, le Président avait donné un entretien à la revue spécialisée le Grand Continent à l’automne 2020 sur sa doctrine en matière internationale. Enfin, il intervient régulièrement lors des conférences de presses organisées avec d’autres chefs d’Etats et lors de rencontres internationales.

Mais dans le même temps, le président de la République a donc aussi multiplié les allocutions (neuf au compteur) pour s’adresser aux Français, lors desquelles de grandes mesures sont annoncées (confinement, vaccination obligatoire pour les soignants, pass sanitaire…). Sans contradiction, donc.

Un exercice solitaire insolite et antidémocratique

Qu’en est-il ailleurs dans le monde ? En Allemagne, «il n’y a des allocutions que pour le nouvel an», observe Annika Joeres, correspondante en France pour l’hebdomadaire Die Zeit. Depuis le début de la crise sanitaire, Angela Merkel n’a réalisé qu’une seule allocution télévisuelle à destination des Allemands. C’était le 18 mars 2020, au début de la pandémie, la chancelière était apparue à la télévision pour remercier les Allemands et les inciter au respect des règles sanitaires strictes. Cette intervention avait été qualifiée «d’unique» par la presse allemande, qui relevait que c’était sa première allocution exceptionnelle depuis qu’elle a été élue chancelière en 2005. «Il n’y a pas de monologue de la sorte en Allemagne. La majorité du temps, on a des conférences de presse […], qui s’accompagnent toujours de questions des journalistes», commente Annika Joeres, pour qui l’allocution sans contradiction est «un exercice solitaire insolite et antidémocratique».

En Allemagne, les conférences de presse ont le plus souvent lieu à la chancellerie, dans les ministères, ou à la demande de la Bundespressekonferenz, une association de journalistes qui invite le gouvernement ou différents acteurs de la vie publique à répondre à leurs questions dans leurs locaux à Berlin. En plus de ces allocutions de la chancelière, on notera que le président allemand, Frank-Walter Steinmeier, s’est adressé trois fois à ses concitoyens, deux fois sur le Covid et une fois pour Noël, mais ces discours consistent en des vœux et n’annonçaient aucune mesure.

Au Royaume-Uni, depuis mars 2020, Boris Johnson, s’est adressé plusieurs fois aux Britanniques. Au moins trois allocutions portaient sur des annonces liées au Covid-19, et une sur l’Afghanistan. Il s’est par ailleurs exprimé devant le 10, Downing Street au décès du prince Philip. En revanche, Il a donné des conférences de presse à proprement parler pour répondre aux questions des journalistes sur la gestion de la crise. Pour le reste, le Premier ministre britannique qui exerce l’essentiel des prérogatives royales au nom de la reine est aussi responsable devant le Parlement (tout comme son homologue français). Il répond donc chaque semaine aux questions des députés.

La faute au «régime présidentiel»

En Espagne, le président du gouvernement, Pedro Sánchez, s’est adressé aux Espagnols à de multiples reprises, principalement concernant la crise sanitaire. A la différence près que ces allocutions étaient suivies d’une séance de questions à la presse. Par ailleurs, Pedro Sánchez est aussi responsable devant le Parlement et se soumet à ses questions.

Pour, Marc Bassets, correspondant à Paris d’El País depuis 2017 et précédemment basé aux Etats-Unis, la pratique française de l’allocution tient avant tout du régime présidentiel. «Il est le chef de l’Etat dans un pays où il a beaucoup de pouvoir et centralise beaucoup de décisions. Dans une situation de crise, cela ne m’étonne pas que le président fasse un discours à la nation. Dans les démocraties parlementaires, les chefs d’Etat comparaissent devant le parlement», estime-t-il. En France, Jean Castex se soumet d’ailleurs régulièrement à l’exercice. Il a aussi assuré de nombreuses conférences de presse sur la situation sanitaire. «Quand je vois Macron, cela me rappelle plutôt un président américain en [gestion de] crise», observe Marc Bassets.

De fait, aux Etats-Unis, les adresses à la nation, majoritairement sans contradiction, sont un format couramment utilisé par les présidents. Depuis le début de la crise sanitaire, Donald Trump et Joe Biden ont fait une vingtaine de discours (appelés remarks). Les motifs ne concernent pas que la pandémie. Les deux chefs d’Etat les ont employés pour réagir aux manifestations après l’assassinat de George Floyd ou à la crise israélo-palestinienne de 2021, pour annoncer la nomination d’une juge à la Cour suprême ou le retrait des troupes américaines d’Afghanistan. Le Covid a été l’objet de ces discours à cinq reprises : le 11 mars 2020 au début de la pandémie, le 10 octobre 2020 au retour de l’hospitalisation de Donald Trump, le 22 février 2021 pour les 500 000 morts de la maladie aux Etats-Unis, le 11 mars 2021 pour les 1 an du Covid et le 9 septembre 2021 pour inciter les Américains à se faire vacciner en réaction au déploiement du variant delta. Contrairement au format français, où le président parle seul devant une caméra, les adresses à la nation américaines se font parfois devant un parterre de journalistes politiques à qui le président accorde parfois quelques réponses comme après l’attaque terroriste de l’aéroport de Kaboul. Mais, le plus souvent, il décide de tourner les talons à la fin de son discours et ne répond pas aux questions.

Dans d’autres formats plus classiques, comme la conférence de presse après un sommet ou une visite, le président est également amené à répondre aux questions des journalistes. Concernant l’exercice de l’interview face à des journalistes, un décompte réalisé en octobre par Mark Knoller, ancien correspondant de CBS à la Maison Blanche, indiquait que Joe Biden n’a réalisé que 10 interviews durant les neuf premiers mois de sa présidence, alors que ses prédécesseurs en avaient fait 57 pour Donald Trump et 131 pour Obama, dans le même temps. Ce qui lui vaut les critiques des journalistes américains de tous bords, de CNN à Fox News.