Les chercheurs du CNRS dépeints comme de vils opposants aux progrès scientifiques : c’est ce qui ressort, ces derniers jours, de l’interprétation, par plusieurs figures libérales, d’une enquête réalisée au sein du centre de recherche.
Le 10 octobre sur Europe 1, l’économiste Nicolas Bouzou, fondateur du cabinet d’études et de conseil Asterès, confiait ainsi, dans sa chronique quotidienne, avoir été «passablement inquiété par un sondage réalisé par l’Ifop auprès des personnels du CNRS […]. Ça apporte un éclairage saisissant sur le déni de sciences chez une partie des scientifiques et des gens qui travaillent pour la science». Et de donner les résultats : «90% des personnes interrogées au CNRS jugent acceptables le boycott des produits alimentaires contenant des OGM, 45% sont pour la destruction des plants en plein champ, 65% sont contre la pose d’antennes téléphoniques, un tiers sont contre l’obligation vaccinale. J’en passe et pas des meilleures… Alors que des poncifs zadistes sur la dangerosité des OMG ou de la vaccination émanent de scientifiques, les bras nous en tombent.» Avant de poursuivre : «Les chercheurs du CNRS sont assez peu payés […], alors qu’ils sont très diplômés, évidemment. Ça génère deux problèmes : ça n’attire pas les meilleurs, je suis désolé de le dire aussi brutalement, et puis ça peut créer du ressentiment vis-à-vis de la société, ressentiment qui peut aller jusqu’à l’anticapitalisme et à la décroissance.»
Réaction énervée, le lendemain sur Twitter, de l’un des coauteurs de l’étude, le sociologue Michel Dubois : «Quand la désinformation galope via les médias généralistes, cela fait réfléchir sur l’état des médias en France. Et si les animateurs-journalistes @Europe1 prenaient le temps de lire l’enquête au lieu de colporter des propos ridicules… on peut rêver…»
Quand la désinformation galope via les médias généralistes, cela fait réfléchir sur l’état des médias en France. Et si les animateurs~journalistes @Europe1 prenaient le temps de lire l’enquête au lieu de colporter des propos ridicules… on peut rêver... https://t.co/LlU0SJpAIe
— Michel Dubois (@ejsmdubois) October 11, 2022
L’économiste Nicolas Bouzou a sans doute été inspiré, pour sa chronique, par ce tweet du «rédacteur indépendant» – comme il se qualifie lui-même – Aymeric Pontier, publié quelques jours plus tôt :
Un sondage interne montre que près de 90% des chercheurs du CNRS sont favorables au boycott des OGM. Ils sont aussi à 64% favorables à la lutte contre la pose d'une antenne de téléphone mobile. Soit, dans les deux cas, davantage que le reste de la population. pic.twitter.com/UW4vjiuoNx
— Aymeric Pontier (@aympontier) October 5, 2022
Un tweet partagé ensuite par l’économiste Olivier Babeau, président de l’institut Sapiens et ex-conseiller du Premier ministre François Fillon, avec ce commentaire : «Le CNRS semble désormais plus du côté des sorcières que de Popper… Nouvelle illustration de ce stupéfiant naufrage français qui nous déclasse à grande vitesse.» Même relais de la part de la journaliste de l’Opinion, Emmanuelle Ducros, accompagné de ce texte : «Personnellement, j’ai envie d’avaler une surdose d’homéopathie, avant de me pendre à mon compteur Linky.»
«Acceptable» et «inacceptable»
Le CNRS, repaire de zadistes prêts à faucher les OGM ou à s’enchaîner contre l’implantation d’un centre de stockage de déchets nucléaires ? De fait, Olivier Babeau, Aymeric Pontier ou Nicolas Bouzou ont, en grande partie, mal interprété ce document. Pour commencer, comme le rappelle Michel Dubois, il ne s’agit pas d’un «sondage de l’Ifop», mais d’une enquête du Gemass, un groupe «d’étude des méthodes de l’analyse sociologique de la Sorbonne», associé à Sorbonne Université et… au CNRS. Réalisé depuis un an, ce travail porte, selon son titre, sur «l’intégrité scientifique à l’épreuve de la crise Covid-19». Un projet, intitulé «CovETHOS», qui s’est penché sur «l’impact de la situation exceptionnelle créée par la pandémie de la Covid-19 sur l’intégrité scientifique, l’éthique de la recherche et du soin».
Dans cette étude, portant sur 2 100 personnels du CNRS (chercheurs, techniciens, ingénieurs…), un chapitre est consacré à «la responsabilité sociale des scientifiques», avec une partie sur les «mobilisations sociales contre les innovations technologiques» (page 31). Cette partie de l’enquête, dont ont été extraits les chiffres cités par Nicolas Bouzou, est présentée ainsi par les auteurs et sociologues Michel Dubois et Catherine Guaspare : «D’où vient le sentiment de crise très présent chez les scientifiques ? Pour partie de la visibilité, par médias interposés, de multiples actions de mobilisation contre des innovations technologiques. […] Mais quel regard les scientifiques portent-ils sur ces actions ? De quelle manière définissent-ils l’acceptabilité de mobilisations sociales et politiques certes, souvent minoritaires, mais bénéficiant d’une forte exposition médiatique ? Et faut-il s’attendre, comme on l’entend parfois, à des résultats très différents de ceux obtenus auprès d’une population générale ?»
«C’est comme si l’on demandait aux gens s’ils trouvent légitime qu’en démocratie, un homme politique ait un opposant : 99% des personnes répondraient oui, mais 99% ne seraient pas forcément d’accord avec les positions de l’opposant.»
— Michel Dubois, coauteur de l'étude
Ainsi dit, l’objet de cette étude n’est pas de savoir si ces personnels du CNRS «sont pour» la destruction des plants en plein champ ou «contre» l’obligation vaccinale, comme l’écrit Nicolas Bouzou dans la plupart des cas cités dans sa chronique, ou s’ils «sont favorables» à la lutte contre la pose d’une antenne de téléphone mobile, comme le tweete Aymeric Pontier, mais s’ils jugent «acceptables» ou «pas acceptables» ces actions. A aucun moment, il n’est donc question d’épouser ou de dénoncer la cause défendue.
«Que l’on soit scientifique ou non, reconnaître la légitimité sociale d’une contestation ne vaut pas adhésion», écrivent les rédacteurs de l’étude. Interrogé par CheckNews, son coauteur, Michel Dubois, précise : «C’est comme si l’on demandait aux gens s’ils trouvent légitime qu’en démocratie, un homme politique ait un opposant : 99% des personnes répondraient oui, mais 99% ne seraient pas forcément d’accord avec les positions de l’opposant.»
Pour Dubois, «ces personnes [Bouzou, Babeau, Pontier, ndlr] ont tous sauté dans le même wagon de façon absurde. Elles nous demandent d’avoir une position décalée par rapport à la société, comme si la communauté scientifique devait se fermer du reste de la société. Elles sont à contre-courant du sens de l’enquête, qui montre une communauté scientifique plus ouverte. Ce qui, encore une fois, ne veut absolument pas dire être “pour” ou “contre” telle mobilisation».
«Une communauté scientifique à l’écoute»
Dans le détail, et par ordre décroissant d’acceptabilité, les personnels interrogés considèrent comme «acceptable», à 87 %, le boycott de produits alimentaires contenant des OGM (81,5 % dans la population générale interrogée en 2011), à 77 % la lutte contre l’implantation d’un centre de stockage de déchets nucléaires (78,5 % dans la population générale), à 64 % la lutte contre la construction d’une antenne de téléphonie mobile (68 % dans la population générale), à 45 % la destruction d’essais d’OGM en plein champ (59 % dans la population générale), et à 32 % l’opposition à l’obligation vaccinale (population générale non interrogée en 2011 sur le sujet).
«Si la hiérarchie [des sujets] est globalement la même, il demeure des lignes de fracture qui séparent la majorité de la communauté scientifique de la population générale, et la destruction des essais d’OGM en plein champ en est une : 6 répondants sur 10 considèrent cette destruction comme inacceptable, là où de façon symétrique 6 Français sur 10 la jugent acceptable», notent les sociologues dans l’étude.
Autre constat : les évolutions depuis 2007, année où l’enquête avait déjà été menée au sein du centre, «restent relativement limitées, mais orientées en tendance vers une forme d’acceptabilité croissante, ce qui témoigne d’une communauté scientifique à l’écoute des mobilisations sociales». En effet, en dehors de la lutte contre la construction d’une antenne de téléphonie mobile, qui perd 2 points d’acceptabilité chez les membres du CNRS en 2022, «le boycott des produits alimentaires contenant des OGM et la lutte contre l’implantation d’un centre de stockage de déchets nucléaires gagnent respectivement 9 et 5 points en quinze ans».
Pour les auteurs, «ces évolutions soulignent bien la fragilité de la fameuse théorie dite du “deficit model” selon laquelle l’acceptabilité sociale des mobilisations contre les sciences et les techniques serait le produit d’un défaut d’information. Une ignorance qui empêcherait le grand public d’établir une juste mesure des risques et bénéfices associés aux dernières avancées scientifiques et techniques. Un raisonnement, somme toute, plus difficile à tenir pour la population étudiée dans cette enquête.»