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Les départements peuvent-ils refuser d’appliquer la loi immigration ?

Pour contourner la restriction du versement des aides aux étrangers, notamment de l’allocation personnalisée d’autonomie, plusieurs départements de gauche souhaitent créer leur propre dispositif. Mais la justice pourrait s’y opposer.
Portrait d'Emmanuel Macron dans une mairie. (Thibaud Vaerman/Hans Lucas via AFP)
par Enzo Quenescourt
publié le 21 décembre 2023 à 20h56

«C’est de la sédition !» s’est indigné Eric Ciotti, patron du parti Les Républicains (LR), au micro de France Inter ce jeudi matin, en réaction à un communiqué des 32 présidents de département de gauche. Un texte dans lequel ils proclament leur «refus d’appliquer le volet [de la loi immigration] concernant l’allocation personnalisée d’autonomie (APA)».

Définitivement adoptée mardi soir par le Parlement, la loi immigration durcit fortement les conditions de versement aux étrangers de nombreuses allocations. Dont l’APA, une prestation versée aux personnes âgées de plus de 60 ans et en perte d’autonomie, pour leur permettre de couvrir les dépenses nécessaires à leur maintien à domicile. Désormais, l’attribution de cette aide sera conditionnée à cinq ans de résidence sur le territoire, ou à trente mois de travail pour les étrangers en situation régulière. C’est ce volet de la loi que les départements de gauche refusent donc d’appliquer.

Un contournement de la loi

Le département du Lot est le premier à avoir annoncé son refus «d’instaurer la préférence nationale dans les politiques dont il a la charge», a affirmé la collectivité dans un communiqué. Son président, Serge Rigal, «proposera à la prochaine assemblée départementale de créer une nouvelle allocation d’autonomie universelle qui donnera exactement les mêmes droits aux Lotois qui seraient exclus par cette loi».

Une stratégie que confirme à CheckNews l’entourage de Stéphane Troussel, président du département de Seine-Saint-Denis, qui conteste également toute forme d’illégalité : «On ne contourne pas vraiment la loi, on crée une autre allocation destinée aux personnes sanctionnées par cette loi, sur les fonds propres du département.»

Pour Philippe Dupouy, président du département du Gers, ce type d’initiative n’est d’ailleurs pas nouvelle : «Aller au-delà des dispositifs prévus par les lois, c’est courant. Dans le Gers, nous avions créé l’APA + pour verser une allocation plus généreuse que celle prévue par les textes.»

Une censure possible des tribunaux administratifs

Pour la mise en place de cette future allocation, les départements invoquent le principe constitutionnel de «libre administration des collectivités territoriales». Dans son article 72, la Constitution reconnaît en effet que les «collectivités s’administrent librement par des conseils élus et disposent d’un pouvoir réglementaire pour l’exercice de leurs compétences». Mais dans «les conditions prévues par la loi».

En ce sens, les préfets peuvent demander aux tribunaux administratifs un «contrôle de légalité» pour s’assurer que les décisions prises par les départements sont conformes à la loi. Sur la disposition de l’APA +, analogue à la mesure que prévoient les 32 départements, il n’y a cependant jamais eu de contentieux. «On travaille en bonne intelligence avec la préfecture. Sur l’APA +, elle n’a rien dit», assure Philippe Dupouy.

Néanmoins, dans le contexte tendu de la loi immigration, les préfets pourraient se révéler plus zélés, étant sous l’autorité du ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, à l’initiative du texte. C’est l’analyse qu’en fait Patrick Le Lidec, professeur à Sciences-Po Paris et spécialiste des collectivités territoriales : «Pour contourner la loi, il faudrait que les départements adoptent des délibérations en ce sens, qui ne fassent pas l’objet d’un recours par les préfets. Or, il y a fort à parier que les préfets recevront de la part du ministre des directives les appelant justement à s’opposer à de telles délibérations.» En dernière instance, ce sera donc à la justice administrative de trancher.

Peu d’impact budgétaire

Pour Patrick Le Lidec, cette initiative représenterait également une nouvelle contrainte budgétaire pour les départements frondeurs : «Or la situation financière de ces collectivités est très fragile en ce moment, ce qui peut compliquer la mise en œuvre d’une nouvelle allocation.» La population visée – les personnes étrangères en perte d’autonomie et âgées de plus de 60 ans – est cependant si spécifique que «cela concerne a priori un nombre de bénéficiaires ridicule». Le président du département du Gers confirme : «Nous n’avons pas encore budgété cette allocation, mais cela concernera moins de 1 % des bénéficiaires. En termes de budget, l’impact est minime.»

Reste à savoir si la mise en œuvre de cette APA de «contournement» sera nécessaire. Pour de nombreux observateurs, le versement sous conditions des allocations serait contraire à la Constitution. Verdict dans quelques jours, avec la décision du Conseil constitutionnel.