Le sigle OQTF revient dans le débat public à chaque fait divers impliquant un étranger ciblé par une mesure d’éloignement. Le dernier en date n’y aura pas échappé. Depuis le meurtre de la jeune Philippine, dont le principal suspect est un Marocain de 22 ans, condamné pour viol en 2021 et visé par une OQTF en juin, le drame alimente confusions et amalgames entre délinquance et obligations de quitter le territoire français.
A propos du meurtre de Philippine, le directeur de la rédaction du nouveau média identitaire «Frontières», Erik Tegnér, déclarait ainsi vendredi 27 septembre sur CNews : «Ce qui est scandaleux, c’est qu’ils font comme si c’était un cas isolé. Les OQTF ont été recentrées d’abord sur les personnes qui ont été jugées dangereuses ou qui ont été condamnées. C’est-à-dire que 55 000 personnes par an ont eu une OQTF parce qu’elles ont une condamnation ou qu’elles sont jugées dangereuses. Donc c’est énorme.»
Deux jours plus tard, dans un entretien à «Frontières», l’auteur identitaire Laurent Obertone, qui officie pour le magazine d’extrême droite «la Furia» et s’était déjà fait remarquer pour ses contre-vérités, définissait l’OQTF à sa façon : «Vous demandez à quelqu’un qui ne sait pas qu’il est interdit de violer ou de tuer [d’avoir] l’obligeance de quitter le territoire.» Sous-entendant que les OQTF ne sont prononcées qu’à l’encontre de criminels avérés.
Au même moment, Serge Slama, qui enseigne le droit des étrangers, soulignait au micro de France Culture que «les OQTF ne visent pas que les délinquants». Soit l’inverse de ces propos. «Les délinquants étrangers représenteraient entre 2 000 et 5 000 personnes par an» sur un total de «plus de 150 000 mesures», chiffre le professeur de droit public à l’université de Grenoble. «Les OQTF concernent aussi bien l’étudiant étranger qui a un problème de ressources, qu’un salarié étranger en difficulté», puisqu’elles peuvent intervenir «dès qu’un étranger a un problème avec la préfecture».
Eloigner les étrangers sans droit à résider sur le territoire
De fait, les OQTF sont des décisions administratives, émanant des préfectures, dont l’objectif premier est d’éloigner les étrangers présents en France sans droit à résider sur le territoire national. Les six hypothèses dans lesquelles l’administration peut prendre une OQTF sont listées à l’article L. 611-1 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (Ceseda). Dans les cinq premiers cas, soit l’étranger est entré irrégulièrement en France, soit il est entré sur le territoire muni d’un visa qui n’est désormais plus valide, soit sa demande de délivrance ou renouvellement d’un titre de séjour a été rejetée, soit il s’est vu refuser la qualité de réfugié ou la protection subsidiaire, soit il a exercé une activité salariée sans autorisation de travail. Reste une sixième éventualité, lorsque le comportement de l’étranger «constitue une menace pour l’ordre public». La loi prévoit que ce motif d’OQTF ne saurait concerner un étranger qui réside «régulièrement en France depuis plus de trois mois».
Les contours de cette «menace pour l’ordre public» sont flous et font régulièrement l’objet de critiques. Contacté, le ministère de l’Intérieur fait savoir que cette qualification «peut recouvrer les étrangers en situation irrégulière ayant fait l’objet de condamnations judiciaires pour avoir commis certaines infractions» : atteintes aux personnes ou aux biens, violences intrafamiliales, proxénétisme, trafic de stupéfiants, violences sur personne dépositaire de l’autorité publique. Néanmoins, la caractérisation d’une menace à l’ordre public n’est pas conditionnée «par l’existence d’une condamnation, ou même d’actes exposant à une incrimination pénale», dès lors que la matérialité de cette menace est objectivée «par des éléments factuels qui, s’ils ne qualifient pas nécessairement la commission d’un crime ou d’un délit, concourent à l’établissement des faits».
Vol de chaussettes ou de chocolat
Des abus sont régulièrement dénoncés par les associations de défense des droits des étrangers et avocats exerçant dans ce domaine. Cité dans un CheckNews de 2022, Me Nicolas de Sa-Pallix observe une «automatisation des refus de séjour ou d’édition d’une OQTF» pour tous les étrangers visés par «ne serait-ce qu’un signalement», même s’il ne s’accompagne pas nécessairement de poursuites ou d’une condamnation. «Dès qu’il y a un fait qui peut se rattacher à une menace à l’ordre public, on prend une OQTF, sans se préoccuper de savoir si c’est fondé ou pas.» Une autre avocate, Me Cécile Madeline, tenait le même discours dans le Bondy Blog en 2023 : «Dès qu’une personne étrangère est placée en garde à vue, elle est directement signalée par les policiers à la préfecture sans attendre les suites données à l’affaire. C’est du pré-jugement qui se termine en OQTF, même pour des personnes qui seront ensuite innocentées.» Idem du côté de Me Laurent Charles, récemment interrogé par Mediapart : à partir du moment où il y a une mention au fichier du traitement d’antécédents judiciaires (TAJ) ou au casier judiciaire, «les autorités considèrent qu’il y a menace à l’ordre public». L’ordre public est plus généralement invoqué quand l’OQTF intervient à la suite d’une interpellation sur la voie publique.
Du côté de la Cimade, la responsable des questions liées aux expulsions, Mélanie Louis, avait rapporté au Bondy Blog «des cas de personnes faisant l’objet d’une OQTF, voire d’un placement en rétention, sur fond de menace à l’ordre public, pour avoir uriné sur la voie publique, ou pour avoir volé une paire de chaussettes ou une barre chocolatée». «Les préfectures utilisent des motifs critiquables – l’utilisation de deux adresses, des excès de vitesse ou des disputes conjugales par exemple – pour aller sur le terrain de l’ordre public», complète Serge Slama.
7,3 % des OQTF en 2022
Contestées, ces OQTF au motif d’une menace à l’ordre public demeurent marginales. En 2022, la Direction générale des étrangers en France a ainsi enregistré 9 837 OQTF motivées par une menace à l’ordre public, sur le total des 134 280 mesures prononcées, soit 7,3 %. Sur une période plus large, entre 2019 et 2022, sur quelque 500 000 OQTF prononcées, 27 598 ont été directement motivées par une menace à l’ordre public… et seulement 7 225 sur la base d’une condamnation pénale (soit moins de 2 %). C’est ce que révèlent les bases de données du ministère de l’Intérieur compilées par la Cour des comptes dans son dernier rapport sur l’immigration irrégulière.
Outre les décisions strictement fondées sur ce motif, d’autres peuvent y être indirectement liées, notamment lorsque l’OQTF est délivrée après un refus de la préfecture de délivrer ou renouveler un titre de séjour en raison d’une menace à l’ordre public. Les troubles à l’ordre public peuvent motiver «des décisions en matière de police du séjour (retrait, refus ou non-renouvellement de titre de séjour) qui auront pour conséquence pour les étrangers visés de se retrouver en situation irrégulière et donc d’être visés par une OQTF», confirme le ministère de l’Intérieur. «Depuis octobre 2020, plus de 4 000 retraits de titres de séjour pour des troubles à l’ordre public et 90 000 refus et renouvellements de titre ont ainsi été prononcés», écrivait l’ancien ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin dans une circulaire en date du 5 février.
Dans un avis rendu en 2023, des députés estimaient ainsi que «la considération d’ordre public irrigue ainsi le régime juridique des OQTF, soit de manière “directe” via l’OQTF prise sur le fondement de la menace à l’ordre public, soit de manière “indirecte”». Mais aucune statistique ne venait étayer cette affirmation. Le seul chiffre cité émanait de la préfecture de police de Paris : «Seulement la moitié des OQTF [visant des étrangers entrés irrégulièrement ou auxquels la qualité de réfugié a été refusée] ne sont en réalité pas en lien avec un motif de trouble à l’ordre public.» Sans que l’on sache si cette statistique parisienne était, ou pas, transposable au reste du pays.
Pour Serge Slama, dans ces cas où l’ordre public ne fonde qu’indirectement l’OQTF, ce motif sert «surtout à refuser le délai de départ volontaire». L’OQTF est en principe assortie d’un délai de départ volontaire d’un mois, mais la préfecture peut refuser de l’accorder, notamment si «le comportement de l’étranger constitue une menace à l’ordre public».
C’est d’ailleurs sur cette base qu’Erik Tegnér a construit son chiffre de 55 000 OQTF annuelles visant des étrangers condamnés ou jugés dangereux. Interrogé sur l’origine de la statistique, il nous renvoie vers le rapport de la Cour des comptes, qui mentionne que le délai de départ volontaire avait été refusé pour «environ 60 % des OQTF prononcées en 2022».
Un calcul approximatif. D’une part parce que 60 % des 134 280 OQTF délivrées en 2022 aboutirait à 80 000 mesures, et non 55 000. Mais aussi, a contrario, parce que pour refuser le délai d’un mois, les préfectures peuvent s’appuyer sur d’autres éléments qu’une menace à l’ordre public : une demande de titre de séjour «infondée ou frauduleuse», ou le «risque que l’étranger se soustraie à la décision».
«Réexamen complet des situations individuelles»
En tout état de cause, le recours au motif d’ordre public est largement encouragé. Dès une instruction signée le 29 septembre 2020, «relative à l’éloignement des étrangers ayant commis des infractions graves ou représentant une menace grave pour l’ordre public», Gérald Darmanin ordonnait aux préfectures de faire preuve de «fermeté contre les étrangers qui, par leurs agissements, constituent une menace grave pour l’ordre public». Une consigne ensuite réitérée par l’ex-ministre dans une circulaire datée du 17 novembre 2022 : «Depuis désormais deux ans, je vous ai demandé de prioriser l’éloignement et le refus et retrait de titres de séjour pour les étrangers dont le comportement représente une menace pour l’ordre public.»
Avec sa loi immigration en vigueur depuis le 28 janvier 2024, Gérald Darmanin est allé plus loin, levant un certain nombre de protections contre les OQTF. Jusque-là, certains étrangers étaient protégés en raison de la durée de leur présence sur le territoire français, de la nature et de l’ancienneté de leurs liens avec la France et de leur situation personnelle – les parents d’enfants français ou les conjoints de ressortissants français notamment. Désormais, seuls les mineurs sont épargnés : n’étant pas soumis à l’obligation de détention de titre de séjour, ils ne peuvent être éloignés pour séjour irrégulier.
Le 5 février, dans une première circulaire d’application de la loi immigration, le ministre demandait donc aux préfets et forces de l’ordre de procéder «à un réexamen complet de l’ensemble des situations individuelles d’étrangers, portées à la connaissance [des] services, dont le comportement constitue une menace grave pour l’ordre public, que la loi rend éligible à une mesure […] d’OQTF».