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Les images de marchés à Gaza diffusées sur les réseaux invalident-elles le risque de famine imminente annoncée par l’ONU ?

De nombreux internautes remettent en cause la gravité de la crise humanitaire dans l’enclave, sur la base de vidéos montrant des étals garnis de nourriture.
Capture d'écran d'une vidéo diffusée le 15 mars sur le compte X (anciennement Twitter) d'Hananya Naftali, influenceur proche du gouvernement, montrant, selon lui, le marché de Rafah. (Capture d'écran X)
publié le 22 mars 2024 à 19h40

La situation humanitaire à Gaza ne cesse de se détériorer, selon l’ONU. Dans un rapport publié le 18 mars, l’agence affirme que la «classification de l’insécurité alimentaire (IPC) décrit une situation désastreuse dans laquelle plus de la moitié de la population de Gaza – 1,1 million de personnes – est confrontée à des niveaux catastrophiques de faim». Un nombre deux fois plus élevé, affirme l’agence, que lors de la précédente estimation de l’IPC, publiée en décembre.

D’une manière générale, poursuit l’ONU, «pratiquement tout le monde à Gaza a du mal à obtenir suffisamment de nourriture et environ 677 000 personnes – près d’un tiers de la population – connaissent le niveau le plus élevé de faim catastrophique. Cela inclut environ 210 000 personnes dans le Nord». Dans ces gouvernorats du nord de la bande, «près de deux tiers des ménages ont passé des journées et des nuits entières sans manger au moins dix fois au cours des trente derniers jours. Selon les dernières données de l’IPC, pratiquement tous les ménages sautent des repas chaque jour et les adultes réduisent leurs repas pour que les enfants puissent manger». Avec un risque de famine imminente d’ici fin mai, préviennent les Nations unies.

«Malnutrition aiguë très élevée et surmortalité»

Un constat remis en cause par de nombreux commentateurs, côté israélien, qui, pour appuyer leurs dires, publient depuis des semaines sur les réseaux sociaux des vidéos de marchés plutôt bien approvisionnés. Comme le compte du Cogat (l’administration civile israélienne dans les Territoires palestiniens), qui publiait la semaine dernière une photo d’un étal de marché, daté, selon le Cogat, du 18 mars.

Hananya Naftali, influenceur proche du gouvernement, diffusait le 15 mars une vidéo montrant, selon lui, le marché de Rafah, ajoutant ce commentaire ironique : «Cela me semble être un «génocide» ou une «occupation».»

Parmi les multiples exemples du genre, on peut aussi noter cette autre vidéo, tournée à Rafah également, et postée le 17 mars avec ce commentaire : «Regardez bien comment sont présentées les marchandises… Le marché est bondé. Des marchandises à profusion. Il n’y a pas de famine à Gaza».

S’il est difficile de dater ces images, il n’y a pas de raison de douter de leur authenticité. Qui ne suffit cependant pas à invalider le risque de famine dans l’enclave.

Rappelons d’abord que le contexte humanitaire n’est pas uniforme dans l’ensemble de la bande de Gaza. Si la partie nord du territoire est effectivement, selon l’ONU, en situation de famine imminente d’ici mai, avec un classement en IPC 5, le plus élevé, la partie sud est encore en IPC 4, c’est-à-dire dans une situation où les ménages ont soit «d’importants déficits de consommation alimentaire qui se traduisent par une malnutrition aiguë très élevée et une surmortalité», soit «sont capables d’atténuer les écarts importants de consommation alimentaire, mais uniquement en recourant à des stratégies de subsistance d’urgence et à la liquidation des actifs [leurs biens, ndlr]». A Rafah, tout au sud du territoire, 20 % de la population est à un niveau encore en dessous (IPC 3) dit de «crise».

Or, la plupart des images postées sur les réseaux sociaux, comme celles mentionnées plus haut, sont localisées dans la moitié sud de la bande de Gaza (Rafah), ou à la limite entre les deux zones (Nuseirat). Donc dans la partie du territoire moins touchée pour l’instant. Rien n’indique pour autant, à la seule vue de ces images, que la nourriture montrée soit en quantité suffisante pour satisfaire l’ensemble de la population. Ni que les aliments soient abordables.

Envolée des prix

D’où viennent ces aliments ? Certains légumes proviennent de cultures locales. Contactée par CheckNews, l’agence de l’ONU pour les réfugiés palestiniens (Unrwa), explique par ailleurs observer, «depuis quelques semaines, la formation de réseaux ou groupes qui organisent le pillage de certains convois humanitaires ; il est donc possible que ce soit certains de ces produits que l’on voit dans les vidéos».

D’autres biens sont également issus de dons surnuméraires. «Toute personne qui a travaillé dans ce type de situation sait aussi que l’aide humanitaire fait l’objet de tractations : si vous avez récupéré, par exemple, 15 kg de farine, que vous n’allez pas utiliser entièrement, et qu’il vous faut des médicaments ou du lait maternel, vous allez revendre une partie de votre farine pour récupérer un autre produit», ajoute Johann Soufi, ancien chef du bureau juridique de l’Unrwa à Gaza. «Les humanitaires relèvent en effet, dans beaucoup de zones de conflits où la population devient dépendante de l’aide humanitaire, la vente de ce dont une famille n’a pas besoin pour pouvoir acheter ce dont elle a besoin», confirme son ancienne organisation auprès de CheckNews.

Ces produits, surtout, ne sont pas à la portée de toutes les bourses. De nombreux témoignages font ainsi état d’une envolée des prix depuis le début du conflit. Dans un sujet de France 2, diffusé le 14 mars, la journaliste Agnès Vahramian expliquait que de nombreux camions étaient entrés dans la bande de Gaza la veille, et que des vivres avaient été livrés par avion. Mais précisait également, sur fond d’images de marchés achalandés : «Cette aide, distribuée de manière chaotique, est aussi vendue parfois sur les marchés. A Deir al-Balah, dans le Sud […] : des rations, des boîtes de conserve, et des produits hygiéniques, censés être des dons à la population. […] Des denrées humanitaires revendues à prix d’or : le sac de farine de 25 kg vaut l’équivalent de 700 euros, c’est trente-cinq fois plus cher qu’avant la guerre.»

61 % des emplois perdus

Plus au sud encore, à Rafah, à la frontière avec l’Egypte, une jeune fille témoigne au milieu d’un marché, dans une vidéo publiée le 15 mars : «C’est vraiment très dur d’acheter ce que vous voulez, car les prix ont été multipliés par trois ou quatre par rapport au prix normal.» Tout en ajoutant «ne pas être affamés comme dans le nord de la bande de Gaza». Dans une autre vidéo publiée le 16 mars, un jeune homme déambule – cette fois-ci dans la partie nord de la bande de Gaza – en détaillant les prix : des citrouilles vendues l’équivalent de 16 dollars (environ 15 euros), contre 0,80 dollar avant le conflit ; des cornichons et des haricots aux prix multipliés par dix, des fraises par cinq, des patates vendues 14 dollars le kilo, des oignons 22 dollars le kilo ou de la viande de veau 68 dollars le kilo. Toujours dans le Nord, à Gaza City, sur des images postées le 21 mars, un homme montre un étal de légumes présentés comme ayant été cultivés dans l’enclave, avec notamment des tomates et des concombres vendus l’équivalent de 25 dollars le kilo. Des prix d’autant moins abordables, pour la population, qu’au moins 61 % des emplois auraient été perdus dans l’enclave depuis le début du conflit, selon l’ONU.

A noter que fin janvier, plusieurs comptes de la diplomatie israélienne avaient déjà relativisé la notion de «crise humanitaire» à Gaza, en diffusant la vidéo d’un jeune influenceur palestinien qui commandait et dégustait un sandwich de viande grillée. «File d’attente pour un shawarma à Gaza : c’est la crise humanitaire dont vous parlez ?» avait ironisé la page X (anciennement Twitter) du consulat d’Israël à Montréal.

Identifié par CheckNews lors de la diffusion de ces images, l’auteur de la vidéo Tamer Ashraf nous avait alors indiqué que dans un contexte de manque de nourriture à Gaza, il avait été «très heureux de trouver un restaurant qui vend du shawarma, dans la ville de Rafah en particulier». Et dénonçait l’utilisation de sa vidéo «hors de son contexte» par les publications israéliennes : «Ils nous imposent un siège sévère et une grande famine, puis ils prétendent qu’il n’y a pas de famine. Les médias et les journaux hébreux mentent et sortent ma vidéo de son contexte. Le shawarma est cher, son accès est très difficile et peut de gens peuvent l’acheter.»