Le préfet des Deux-Sèvres a-t-il bénéficié d’une «prime à la bassine» ? C’est ce qu’affirme Politico dans un article publié mercredi 30 novembre, selon lequel «le préfet des Deux-Sèvres a été encouragé financièrement à construire des bassines». L’information survient alors que la contestation ne faiblit pas contre ces ouvrages de stockage d’eau utilisés par l’irrigation agricole et très largement contestés. Depuis deux ans, un projet en particulier est devenu symbolique dans la lutte contre ce modèle d’agriculture et d’irrigation : seize bassines qui doivent être construites dans l’ex-Poitou-Charentes, dans les Deux-Sèvres et en Charente-Maritime, dont la fameuse réserve de Sainte-Soline encore en chantier, et celle de Mauzé-sur-le-Mignon mise en service il y a un an et demi.
S’appuyant sur la feuille de route envoyée par le Premier ministre de l’époque, Jean Castex, au préfet de l’époque, Emmanuel Aubry, le 31 août 2021, Politico indique que «le nombre de constructions [de bassines] lancées (plus de deux en 2022)» fait partie des «indicateurs retenus» pour juger de l’action du préfet. «On n’a pas été surpris, a commenté auprès du journal local la Nouvelle République le médiatique porte-parole de Bassines non merci, Julien Le Guet. Ça démontre un véritable soutien de l’Etat à ces projets de bassines et à la défense d’intérêts privés, ce que l’on dénonce depuis le début. On se dit que si c’est le cas des bassines dans les Deux-Sèvres, c’est certainement la même chose concernant l’A69 et tous ces grands projets inutiles soutenus par l’Etat.» De fait, l’affaire n’a rien de surprenant : elle illustre une spécificité déjà connue de la rémunération des préfets, qui passe par une prime versée depuis des années de manière discrétionnaire, dont les modalités de versement ont été modifiées il y a deux ans afin de prendre en compte des objectifs interministériels fixés par Matignon. Explications.
Pourquoi une «feuille de route» envoyée au préfet ?
Dans le cadre du comité interministériel de la transformation publique (CITP), qui vise à «améliorer les services publics rendus aux Français», le gouvernement s’est engagé à faire aboutir des «chantiers prioritaires». En février 2021, Jean Castex décide de la mise en place d’une «feuille de route interministérielle». Les objectifs de cette feuille de route, définis dans une circulaire du 19 avril 2021, consistent à demander aux préfets de prioriser sur chaque territoire la mise en œuvre des politiques publiques jugées prioritaires, ainsi que des «projets structurants locaux».
Parmi les réformes prioritaires, on retrouve plus d’une soixantaine de projets, parmi lesquels : «renforcer la sécurité du quotidien», «lutter contre les violences faites aux femmes» ou «contre les atteintes aux principes républicains», «déployer Parcoursup», «sécuriser les paiements de la PAC», «déployer le plan vélo», etc.
Les projets structurants locaux, eux, sont «à fort impact départemental voire régional ou dont le rayonnement est régional ou national» et «peuvent être des projets de politique publique ou d’aménagement du territoire». «Pour chacun de ces projets, écrit Jean Castex, les préfets me proposeront un indicateur de suivi auquel sera associée une cible à atteindre.» Un guide à l’usage des préfets précise par ailleurs que «la méthode des réformes prioritaires et la feuille de route interministérielle ont pour objectifs de renforcer le rôle des préfets dans le pilotage et l’animation des services des opérateurs de l’Etat.»
Quel lien entre cette feuille de route et une prime ?
La réalisation de cette feuille de route a donc une incidence sur la rémunération des préfets. Depuis 2009, les préfets touchent une prime tenant compte «de la manière de servir et des résultats obtenus». L’affaire avait été révélée par le Parisien en 2010. Depuis 2018, le régime des préfets a été aligné sur celui des autres fonctionnaires. En plus de leur traitement indiciaire brut, les préfets touchent désormais deux primes. La première est une indemnité de fonctions, de sujétions et d’expertise (IFSE). Comme l’explique une réponse du ministère de l’Intérieur à une question parlementaire de Clémentine Autain, l’IFSE est une «part fixe, versée mensuellement, liée à la nature du poste et à son groupe de classement».
La deuxième prime porte le nom de «complément indemnitaire annuel» (CIA). Elle est l’équivalent d’une part variable dans le privé. Et c’est celle-ci qui nous intéresse dans le cas de la «prime aux bassines». Son plafond maximum est là aussi fixé selon le niveau du préfet, entre 27 000 et 50 000 euros annuels maximum. Jusqu’en 2022, cette part variable était fixée par le ministère de l’Intérieur sur la base d’une évaluation de «lettres d’objectifs d’envergure interministérielle.» Sans que soient données plus de précisions sur les indicateurs permettant cette évaluation.
Depuis la mise en place des feuilles de route interministérielles, le CIA est majoré d’un peu plus de 6 000 euros pour les préfets de département et de région, ce qui porte donc le plafond du CIA à 56 000 euros pour les préfets de premier niveau, comme les préfets de région, et à 50 000 euros pour ceux de deuxième niveau, comme les préfets de département. Le versement de cette prime est ensuite divisé en deux parts : la première est décidée par le ministère de l’Intérieur, et la seconde, déterminée par «le Premier ministre, est lié [e] à l’évaluation des objectifs interministériels qui sont fixés [aux préfets].» Soit jusqu’à 25 000 euros décidés par Matignon en fonction de la réalisation d’objectifs, affirme une source préfectorale. Notons qu’il s’agit ici de plafonds. «C’est le maximum de la part variable, mais cela ne correspond pas au CIA réellement touché par les préfets», souligne cette source. En 2021, la direction générale de l’administration et de la fonction publique avait rendu publics dans le cadre de son rapport annuel les salaires brut moyens de certaines catégories de fonctionnaires, dont les préfets. En 2019, ils percevaient en moyenne 12 632 euros brut mensuels, et 52,2 % de ce montant était constitué de primes.
La source préfectorale, qui a œuvré à la mise en place des feuilles de route, revient sur la genèse de cette part variable : «Dans les faits, quand le CIA était fixé par le ministère de l’Intérieur, cela pouvait laisser croire que les préfets ne s’occupaient que de sujets [qui relèvent de l’]intérieur]. Désormais, une partie de cette prime est objectivée» par ces feuilles de route. Cette même source poursuit : «Je ne suis pas sûr que cela change fondamentalement la manière dont les préfets exercent leurs fonctions, mais avoir ces tableaux de bord, cela permet d’attirer l’attention sur certains points et leurs résultats. C’est un outil de pilotage par rapport aux souhaits du gouvernement.» A noter, toutefois, qu’au moment de la signature de cette feuille de route signée par Jean Castex, la part du CIA fixée par Matignon n’était pas encore entrée en vigueur, mais était déjà dans les tuyaux. Celle-ci a été mise en place par un arrêté du 31 décembre 2021 et confirmée dans un nouveau texte de novembre 2022.
Par ailleurs, comme le rappelle la réponse parlementaire du ministère de l’Intérieur, «le gouvernement ne communique pas publiquement sur les primes attribuées à tel ou tel membre du corps préfectoral. Il agit ainsi en conformité avec la jurisprudence du Conseil d’Etat.» Interrogée pour connaître la part variable touchée par le préfet des Deux-Sèvres depuis la signature de cette feuille de route, la préfecture n’a pas donné suite.
Pour les autorités, les bassines sont un «projet structurant» dans les Deux-Sèvres
Mais la réalisation des bassines est bien un des objectifs assignés au préfet. «Développer les réserves de substitution pour l’irrigation dans le bassin de la Sèvre niortaise-Mignon en application du protocole pour une agriculture durable» est l’un des neuf objectifs qui figurent sur la feuille de route envoyée par Jean Castex en septembre 2021, au côté de trois autres «projets structurant locaux» qui visent à «développer les énergies renouvelables», «développer les dispositifs en faveur de la santé mentale» ou moderniser la ligne de production d’une cimenterie.
A la suite de l’article de Politico, la préfecture a précisé : «Pour les Deux-Sèvres, parmi les neuf thématiques identifiées comme prioritaires et sensibles, figure la mise en œuvre du protocole pour une agriculture durable signé en 2018 : le préfet doit rendre compte du suivi du plan d’actions et des engagements de la profession agricole, de la prise en compte des décisions de la juridiction administrative et du calendrier de lancement des chantiers de construction des réserves (deux en 2022). Cela ne veut pas dire qu’il y a un montant de prime attaché à la réalisation de tel ou tel objectif, mais simplement que ces neuf chantiers prioritaires donnent lieu à un échange privilégié entre l’administration centrale et le préfet, et que celui-ci rend compte des progrès et des retards, ainsi que des difficultés rencontrées, sans que l’avancée de chaque axe prioritaire n’ait nécessairement d’effet sur son évaluation individuelle.»
Sur la table depuis 2011, le projet des seize bassines des Deux-Sèvres a beau avoir fait l’objet d’une forte opposition locale des associations environnementales dès le début, il a toujours eu le soutien de la préfecture. Après un arrêté préfectoral d’autorisation en 2017, le projet a fait l’objet d’un protocole d’accord mis en place par la préfecture signé en 2018. La préfète se félicitait alors : «J’ai la conviction que le projet de protocole auquel nous sommes arrivés, est une avancée très forte pour ce territoire.» Le chantier de la première bassine, à Mauzé-sur-le-Mignon, a démarré en septembre 2021. Le chantier de la seconde, à Sainte-Soline, a démarré un an plus tard à l’automne 2022. Quelques jours avant le début de ces travaux, François Pétorin, administrateur de la Coop de l’eau, s’agaçait auprès de Libération : «On a déjà perdu assez de temps. Les premières réserves devaient être construites en 2017, donc on aurait dû avoir déjà fini.» A chaque nouvelle construction, malgré l’opposition de plus en plus forte, les préfets ont continué de défendre le projet. En septembre 2021, le préfet du département, Emmanuel Aubry, défendait «un projet utile, mesuré et concerté à l’échelle du Marais poitevin». Un an plus tard, sa successeuse, Emmanuelle Dubée, restait sur la même ligne d’un protocole «exemplaire».
Le gouvernement, de son côté, a lui aussi toujours soutenu le développement des mégabassines. Dès 2019, le ministre de l’Agriculture de l’époque, Didier Guillaume, avait dévoilé avoir obtenu «une instruction arbitrée par le Premier ministre» pour «à nouveau faire des retenues d’eau» : l’objectif de 60 bassines construites jusqu’en 2022 était avancé, et 13 d’entre elles étaient prévues dans les Deux-Sèvres. «On ne va pas regarder la pluie tomber du ciel pendant six mois et la chercher les six autres mois de l’année», expliquait-il. «Ces bassines ont une utilité, et donc il faut qu’elles se fassent», renchérissait son successeur, Julien Denormandie, en septembre 2021, au lendemain de la première manifestation antibassines d’envergure nationale. La position n’a pas bougé d’un iota avec Marc Fesneau, actuel locataire de la rue de Varenne, qui répétait à Libération en février à propos de ces seize bassines en Poitou-Charentes : «On va les faire.»