C’est une scène unique qu’ont captée les caméras de CNN. Ce mercredi 11 décembre, Clarissa Ward, l’envoyée spéciale phare de la chaîne d’information américaine, pénètre dans une prison secrète de Bachar al-Assad, située dans un bâtiment de l’armée de l’air syrienne à Damas. Toutes les cellules sont vides, sauf une. A l’abri de la caméra, les rebelles qui l’accompagnent font sauter la fermeture d’un tir. A l’intérieur, la journaliste remarque une présence. Caché sous une couverture sombre, un homme barbu et au crâne dégarni lève les mains en l’air. «Je suis un civil», assure-t-il. La journaliste, son équipe et les gardiens lui apprennent que le régime de Bachar al-Assad est tombé depuis quatre jours. Le prisonnier, qui aurait passé plusieurs jours eau ni nourriture, est ainsi le dernier à être libéré.
«Je pense que c’est l’une des choses les plus extraordinaires dont j’ai été témoin au cours de ma carrière»
L’homme est conduit à la lumière du jour. Emu, il serre la journaliste dans ses bras et couvre de bisous un garde révolutionnaire et la correspondante américaine, avant d’être finalement pris en charge par le Croissant rouge syrien. «Je pense que c’est l’une des choses les plus extraordinaires dont j’ai été témoin au cours de ma carrière», rapporte Clarissa Ward lorsqu’elle revient sur la libération de cet homme, présenté comme étant Adil Hurbal, un Syrien originaire de Homs, ballotté de prison en prison depuis trois mois.
"I think this is one of the most extraordinary things I've witnessed in my career" CNN's @clarissaward's team free a man held captive in a secret #Syrian jail for three months.
— Julia Chatterley (@jchatterleyCNN) December 11, 2024
He said he had no idea Assad's regime had fallen.
Watch Clarissa's incredible reporting.⬇️ pic.twitter.com/SqMxPMBluW
Accusation de mise en scène
Peu après sa diffusion, le reportage spectaculaire de CNN, mis en avant par de nombreux médias occidentaux (dont Libération), fait l’objet de critiques semant le doute sur son authenticité. Plusieurs commentateurs, dont des journalistes syriens, dénoncent une mise en scène.
Comment se fait-il que seule sa cellule n’ait pas été ouverte lors de la libération de cette prison ? Pourquoi l’homme n’a pas réagi quand sa porte a été forcée ? Pourquoi se contente-t-il de si peu d’eau quand Clarissa Ward lui tend sa gourde ? Pourquoi ne cligne-t-il pas davantage des yeux quand il découvre la lumière du soleil, alors qu’il est censé avoir été plongé dans l’obscurité pendant trois mois ? Pourquoi, enfin, sa barbe, ses vêtements et ses ongles paraissent particulièrement bien entretenus après plusieurs semaines de détention ?
Sur X, le reporter syrien Hussam Hamoud, qui travaille pour de nombreux médias français, critique vivement la séquence de CNN, estimant que «parmi les milliers d’histoires réelles et vivantes en provenance de Syrie, dont des millions résonnent dans chaque quartier, nous n’avons certainement pas besoin de scènes romancées pour transmettre la vérité».
Depuis la publication de son reportage, Clarissa Ward n’a pas répondu aux interrogations sur la sincérité de son travail. Son unique commentaire relatif à ce prisonnier a été de relayer un post du Croissant rouge syrien, indiquant que l’homme a été récupéré par l’un de ses proches vivant à Damas.
A former #detainee, released from prison without identification, was reunited with a relative in #Damascus.
— Syrian Red Crescent (@SYRedCrescent) December 13, 2024
The #SyrianArabRedCrescent received a report about the individual & after communicating with them, discovered a relative in the city, volunteers assisted in the #reunion. pic.twitter.com/5WNpISUlnl
Des fact-checkers syriens affirment que le prisonnier est un ancien officier ripou
A ces premiers doutes sur l’authenticité de ce reportage se sont ajoutées de nouvelles interrogations quant à la véritable identité du prisonnier libéré. Dans un article publié ce dimanche 15 décembre, la rédaction de Verify-Sy, un média syrien membre du réseau international de fact-checking IFCN (dont fait partie CheckNews), indique avoir obtenu de nouvelles informations indiquant que l’homme, présenté sur CNN comme étant «Adil Hurbal» ou «Adel Gharbal» (selon les transcriptions) aurait menti sur son identité. Pire : il aurait servi le régime de Bachar al-Assad.
Did @CNN fall for misinformation or intentionally mislead its audience? A Verify-Sy investigation reveals shocking details about a report claiming the rescue of a Syrian prisoner from a secret jail.
— تَأكّدْ EN (@VeSyriaE) December 15, 2024
Read the full story 👇https://t.co/5WGHqlFZfa
Selon l’enquête de Verify-Sy, son vrai nom est «Salama Mohammad Salama». Surtout «connu sous le nom d’“Abu Hamza”, [il] est un premier lieutenant des services de renseignement de l’armée de l’air syrienne, connu pour ses activités à Homs. Les habitants du quartier d’Al-Bayyada l’ont identifié comme étant fréquemment positionné à un poste de contrôle à l’entrée ouest de la zone, tristement célèbre pour ses abus», note Verify-Sy.
S’appuyant sur des témoignages d’habitants du quartier d’Al-Bayyada à Homs (des familles de victimes et d’anciens détenus), dont deux enregistrements audios anonymisés, Verify-Sy présente Abu Hamza comme un officier ripou, qui extorquait les Syriens. Il aurait «participé à des opérations militaires sur plusieurs fronts à Homs en 2014, a tué des civils et a été responsable de la détention et de la torture de nombreux jeunes hommes dans la ville, sans motif ou sur la base d’accusations fabriquées de toutes pièces. Nombre d’entre eux ont été pris pour cible simplement parce qu’ils refusaient de payer des pots-de-vin ou de coopérer, ou même pour des raisons arbitraires telles que leur apparence», écrivent les vérificateurs syriens.
Pour quelle raison s’est-il retrouvé derrière les barreaux ? Selon les témoignages récoltés par Verify-Sy, la détention d’Abu Hamza aurait duré moins d’un mois et serait due «à un différend sur le partage des bénéfices provenant de fonds extorqués avec un officier de rang supérieur». Des habitants du quartier d’Al-Bayyada ont indiqué que le prisonnier libéré par CNN tente, depuis la chute du régime de Bachar al-Assad, de faire croire qu’il a été forcé d’agir ainsi. L’homme aurait «désactivé ses comptes de médias sociaux et changé de numéro de téléphone, probablement pour effacer les preuves de son implication dans des activités armées et des crimes de guerre».
CNN réfute toute mise en scène mais enquête sur l’identité du prisonnier
Contacté par CheckNews, un porte-parole de CNN revient sur la séquence diffusée sur ses antennes. «Personne d’autre que l’équipe de CNN n’était au courant de notre intention de visiter le bâtiment de la prison dont il est question dans notre reportage ce jour-là. Les événements se sont déroulés tels qu’ils apparaissent dans notre reportage. La décision de libérer le prisonnier a été prise par le gardien – un rebelle syrien. Nous avons rapporté la scène telle qu’elle s’est déroulée, y compris ce que le prisonnier nous a dit, avec une attribution claire.» La chaîne réfute ainsi toute mise en scène, son équipe n’ayant filmé que ce que les rebelles syriens lui auraient montré.
Interrogée sur les révélations de Verify-Sy, la chaîne d’information américaine indique : «Nous avons par la suite enquêté sur ses antécédents et nous savons qu’il pourrait avoir donné une fausse identité. Nous poursuivons notre enquête sur ce sujet et sur l’ensemble de l’affaire.»
Après la publication de cet article, la chaîne CNN a obtenu la confirmation que le prisonnier a menti sur son identité et qu’il est Salama Muhammad Salama également connu sous le nom de Abu Hamza. CNN indique avoir obtenu une photographie de la part d’un habitant de Homs, «qui semble être celle du même homme alors qu’il était en service, dans ce qui semble être un bureau gouvernemental. Le logiciel de reconnaissance faciale a fourni une correspondance de plus de 99 % avec l’homme que CNN a rencontré dans la cellule de la prison de Damas. La photo le montre assis à un bureau, apparemment en tenue militaire », rapporte la chaîne d’information américaine. La photographie a été publiée par le média syrien Verify-Sy.
Le 12 décembre, le média syrien Zaman Alwsl a diffusé sur le réseau social X des images montrant «la prison du Commandement Aérien au milieu de Damas». Il s’agit de l’endroit où se trouvaient les équipes de CNN. Sur la vidéo de Zaman Alwsl, on retrouve la cellule d’Adil Hurbal (à partir de 17 secondes), où se trouve une couverture par terre.
جولة لـ #زمان_الوصل في سجن آمرية الطيران وسط #دمشق… وهو خاص للشخصيات المهمة. pic.twitter.com/hvzMkrtBnY
— ZAMANALWSL - زمان الوصل (@zamanalwsl) December 12, 2024
Contacté par CheckNews, le média indique avoir filmé ces images le 11 décembre 2024, soit le même jour que CNN. Les équipes de Zaman Alwsl sont-elles arrivées après celle de CNN ? Le média syrien n’a pas été en mesure de nous répondre précisément sur ce point.
Article mis à jour le 16 décembre 2024 à 23h45: ajout des dernières révélations de CNN, confirmant que l’homme a menti sur son identité.
Mise à jour le 17 décembre à 9h10: ajout d’un lien vers la photo postée par Verify-Sy.