Question reçue le 18 décembre 2023.
Alors que le projet de loi immigration a été adopté le 19 décembre par les députés et sénateurs réunis en commission mixte paritaire, et que son sort est désormais entre les mains du Conseil constitutionnel, vous nous avez interrogés sur un élément de langage martelé par le principal artisan du texte, Gérald Darmanin : le texte permettra d’expulser davantage d’étrangers catégorisés comme «délinquants». «Une loi immigration a […] été adoptée, permettant d’expulser plus facilement les étrangers délinquants», écrivait encore le ministre de l’Intérieur sur X (anciennement Twitter) le 31 décembre. Avant d’exhorter les préfets, réunis jeudi au ministère, à accélérer ces éloignements «notamment grâce aux apports de la loi immigration dès lors que celle-ci sera promulguée».
A l’arrivée, «4 000 étrangers délinquants supplémentaires» seraient ainsi éloignés chaque année, a promis Darmanin. Un chiffre contestable, sur lequel CheckNews revient dans un second article.
Le qualificatif «délinquants» ne recouvre pas uniquement les individus ayant fait l’objet d’une condamnation au pénal. Comme l’a clarifié le cabinet de Gérald Darmanin auprès de CheckNews, ce terme désigne «plus largement des individus défavorablement connus» : à la fois les étrangers «auteurs de troubles à l’ordre public manifestes ou dont le profil évoque des risques de troubles significatifs», dont certains peuvent avoir commis des crimes ou délits, mais aussi par ailleurs tous «ceux inscrits au fichier FSPRT (fichier des personnes suivies pour radicalisation et terrorisme)».
Pour renvoyer davantage de ces étrangers hors de France, le ministre a ciblé dans son projet de loi immigration un certain nombre de «réserves» – pour reprendre son terme – prévues par le code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (Ceseda). Toujours en vigueur tant que la loi n’est pas promulguée, ces «réserves» protègent un certain nombre d’étrangers contre des mesures d’éloignement du territoire français. Mesures qui peuvent être administratives (obligation de quitter le territoire français, expulsion) ou bien judiciaires (interdiction du territoire français). Pour schématiser, plus la situation personnelle de l’étranger le rattache à la France, plus la loi le protège contre l’éloignement, et donc plus les motifs justifiant une telle mesure gagnent en gravité.
Restriction des protections contre l’expulsion
Concrètement, le volet du projet de loi immigration dédié à l’«éloignement des étrangers représentant une menace grave pour l’ordre public» consiste en premier lieu à élargir les «cas dans lesquels un étranger peut faire l’objet d’une décision d’expulsion» tels que détaillés dans le Ceseda. Le code prévoit que l’autorité administrative peut «décider d’expulser un étranger lorsque sa présence en France constitue une menace grave pour l’ordre public», sauf si cet étranger est mineur, et sous réserve des éventuelles protections dont il bénéficie.
A ce jour, certains étrangers ne peuvent «faire l’objet d’une décision d’expulsion que si elle constitue une nécessité impérieuse pour la sûreté de l’Etat ou la sécurité publique» : parents d’enfants français mineurs résidant en France, étrangers mariés depuis au moins trois ans avec un conjoint de nationalité française, ou étrangers résidant régulièrement en France depuis plus de dix ans.
D’autres catégories d’étrangers ne peuvent être expulsées que si leurs «comportements» rentrent dans un de ces trois cas de figure : s’ils sont «de nature à porter atteinte aux intérêts fondamentaux de l’Etat», «liés à des activités à caractère terroriste», ou constituent «des actes de provocation explicite et délibérée à la discrimination, à la haine ou à la violence contre une personne déterminée ou un groupe de personnes». Sont concernés, en bref, les étrangers arrivés en France avant d’avoir atteint l’âge de 13 ans, ceux qui résident régulièrement en France depuis plus de vingt ans, ou encore ceux qui résident régulièrement en France depuis plus de dix ans et qui sont, en outre, mariés depuis au moins quatre ans avec un conjoint de nationalité française ou parents d’enfants français mineurs résidant en France.
Chaque fois, des dérogations sont prévues, pour état de polygamie, en raison d’une condamnation à une peine de prison, ou lorsque les faits reprochés ont été commis à l’encontre du conjoint ou des enfants. Même si l’étranger jouit de l’une des protections, il peut alors être expulsé.
Reportage
En vertu de l’article 9 du projet de loi, toutes ces «réserves» vont être restreintes. D’abord, tous les faits commis par l’étranger envers un membre de sa cellule familiale (conjoint, enfants ou ascendants), mais aussi ceux commis à l’encontre d’élus, agents publics et forces de l’ordre, pourront justifier son expulsion. Ensuite, dès lors qu’il ne possède aucun titre de séjour, tout étranger considéré comme menaçant l’ordre public pourra être expulsé.
Enfin, s’agissant en particulier des étrangers dont les agissements s’avèrent «de nature à porter atteinte aux intérêts fondamentaux de l’Etat ou liés à des activités à caractère terroriste», une nouvelle dérogation s’ajoutera : ils pourront être expulsés s’ils ont été condamnés «pour des crimes ou délits punis de dix ans ou plus d’emprisonnement». Sur le même modèle mais concernant les étrangers dont l’expulsion «constitue une nécessité impérieuse pour la sûreté de l’Etat ou la sécurité publique», il suffira que leur condamnation porte sur des crimes ou délits que la loi sanctionne «de cinq ans ou plus d’emprisonnement».
Les autres mesures d’éloignement également élargies
Le projet de loi revient également sur les règles entourant l’obligation de quitter le territoire français (OQTF). Le Ceseda dispose qu’une telle décision peut être prononcée, entre autres circonstances, lorsque «le comportement de l’étranger qui ne réside pas régulièrement en France depuis plus de trois mois constitue une menace pour l’ordre public». Là encore, certaines protections sont listées : aucune OQTF ne peut être prise à l’encontre des étrangers mineurs, de ceux arrivés en France avant l’âge de 13 ans, résidant régulièrement en France depuis plus de dix ans, mariés depuis au moins trois ans avec un conjoint de nationalité française, ou encore des parents d’enfants français mineurs résidant en France.
L’article 10 du projet de loi réécrit cette disposition. Il en résulte que seul l’étranger mineur «ne [pourra] faire l’objet d’une décision portant obligation de quitter le territoire français».
A côté des expulsions et des OQTF, les étrangers peuvent être renvoyés hors de France sous l’effet d’une interdiction du territoire français (ITF). Cette fois, il ne s’agit pas d’une mesure administrative, mais judiciaire, qui peut être prononcée par le juge à l’encontre de tout étranger coupable d’un crime ou d’un délit, comme peine principale ou complémentaire. Suivant la même logique, la loi protège certains étrangers contre le prononcé d’une ITF. La liste, qui figure dans le code pénal, est quasi identique à celle des étrangers expulsables «en cas de comportements de nature à porter atteinte aux intérêts fondamentaux de l’Etat ou liés à des activités à caractère terroriste», que l’on trouve dans le Ceseda.
En dérogation à ces protections, une ITF peut être prononcée lorsque ces étrangers se rendent coupables d’atteinte aux intérêts fondamentaux de l’Etat, d’activités terroristes, d’infractions en matière de groupes de combat ou de mouvements dissous, ou en matière de fausse monnaie. Avec l’article 9 de la loi immigration, la dérogation sera élargie à de nouvelles infractions : l’ensemble des crimes, les délits «punis d’au moins cinq ans d’emprisonnement» ou commis en récidive «et punis d’au moins trois ans d’emprisonnement», ainsi que les délits «de provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence contre une personne déterminée ou un groupe de personnes». En outre, toute protection sera levée dès lors que les faits perpétrés par l’étranger l’ont été à l’encontre d’un membre de sa cellule familiale.