Question reçue le 18 décembre 2023.
Alors que le projet de loi immigration a été adopté le 19 décembre par les députés et sénateurs réunis en commission mixte paritaire, et que son sort est désormais entre les mains du Conseil constitutionnel, vous nous avez interrogés sur un élément de langage martelé par le principal artisan du texte, Gérald Darmanin : le texte permettra d’expulser davantage d’étrangers catégorisés comme «délinquants».
«Aujourd’hui, j’en expulse, j’en éloigne 2 500 par an ; je pourrais faire 4 000 étrangers délinquants de plus grâce à ce projet de loi», chiffrait le ministre de l’Intérieur sur Europe 1 et CNews, le 11 décembre. Cette donnée faisait alors miroiter un plus que doublement des éloignements du fait de la loi, sauf que le 4 janvier le ministre a annoncé des chiffres différents sur X (ex-Twitter) : en 2023, «4 686 étrangers délinquants ont été reconduits dans leur pays d’origine». Et de postuler qu’«à partir de la fin du mois de janvier, la loi immigration permettra d’accroître encore considérablement ces expulsions».
Pour parvenir à ses fins, le ministre cible un certain nombre de «réserves» prévues par le Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (Ceseda). Toujours en vigueur tant que la loi immigration n’est pas promulguée, ces «réserves» protègent un certain nombre d’étrangers contre des mesures d’éloignement du territoire français. Mesures qui peuvent être administratives (obligation de quitter le territoire français, expulsion) ou bien judiciaires (interdiction du territoire français). Pour schématiser, plus la situation personnelle de l’étranger le rattache à la France, plus la loi le protège contre l’éloignement, et donc plus les motifs justifiant une telle mesure gagnent en gravité.
Reportage
«Au début des années 2000, ont été mises en place des protections pour les étrangers arrivés avant l’âge de 13 ans, présents sur le territoire depuis plus de dix ans, ou encore mariés avec des Français, qui empêchent d’expulser ou d’éloigner des étrangers même s’ils sont condamnés pour des crimes ou des délits graves, retraçait le cabinet de Gérald Darmanin, joint en décembre par CheckNews. Le projet de loi lève ces protections.»
Combien d’«étrangers délinquants» étaient jusque-là éloignés ?
La question, en apparence simple, ne l’est pas tant que cela. Il existe de nombreux indicateurs, qui s’articulent entre eux de manière complexe. Et de fréquentes imprécisions sémantiques viennent encore compliquer l’affaire.
La communication du ministre apporte d’ailleurs la preuve de ces confusions. Il disait en décembre éloigner et expulser 2 500 étrangers délinquants par an. Moins d’un mois plus tard, il vient de communiquer sur un total de «4 686 étrangers délinquants expulsés en 2023».
Explication de cette incohérence apparente : le chiffre de 2 500 «étrangers délinquants» éloignés, que Gérald Darmanin mettait jusqu’à présent en avant, correspondait à une valeur datant de 2020 (une année où les éloignements ont été très bas du fait de la pandémie de Covid-19). Par ailleurs, nous a indiqué son cabinet, il s’agissait seulement du nombre d’étrangers interpellés en situation irrégulière dits «TOP» (ceux «dont le profil est évocateur de risques de troubles à l’ordre public») qui ont été «éloignés depuis un lieu de rétention». C’est-à-dire depuis l’un des vingt-cinq centres de rétention administrative, où sont placés certains étrangers dans l’attente de leur éloignement.
Les chiffres communiqués pour 2023 (4 686 éloignements) mélangent plusieurs choses : ils correspondent aux «mises à exécution des arrêtés ministériels d’expulsion» d’une part et, d’autre part, aux «éloignements effectifs à la sortie de centre de rétention administrative».
Cette statistique n’est pas totalement complète sur le sujet. Sont exclues de ces chiffres les personnes éloignées en raison de leur inscription au Fichier des signalements pour la prévention de la radicalisation à caractère terroriste (FSPRT). Par ailleurs, certains éloignements sont mis en œuvre sans que les étrangers ne passent par la rétention. Ainsi, une partie seulement des ITF – pour interdictions de territoire français, des peines complémentaires prononcées par un juge, en plus d’une condamnation pour des crimes ou délits – donnent lieu à un placement en rétention. Les ITF qui s’ajoutent à des peines d’emprisonnement se traduisent par des éloignements intervenant directement à la sortie de prison. Ces dernières n’apparaissent pas dans les statistiques avancées par Gérald Darmanin.
Abus de langage
En 2020, 4 210 condamnations pour des faits délictuels ou criminels ont été assorties d’une ITF d’après la direction des affaires criminelles et des grâces. Un chiffre qui est monté à 5 662 en 2021. Un rapport rendu au nom de la Commission des lois du Sénat, en mars dernier, estimait que le taux d’exécution des ITF tourne habituellement autour des 100%, même s’il s’élevait respectivement à 75% en 2020 et 81% en 2021 (les deux «années Covid»).
Alors même que c’est le terme d’«expulsions» qui est mis en avant dans la communication ministérielle, ces chiffres ne portent pas sur ces seules mesures d’éloignements qui visent «les profils les plus durs», nous confirme le cabinet de Gérald Darmanin. Les «expulsions» au sens propre ne représentent qu’une part infime des 4 686 éloignements d’«étrangers délinquants» menés en 2023 : 7%, très précisément. 47% correspondent aux exécutions d’obligations de quitter le territoire français (OQTF), ajoute le cabinet du ministre, citant là des chiffres qui, précise-t-il, doivent encore être consolidés. Et les 47 autres pourcents se rapportent à des ITF.
L'édito de Paul Quinio
Autre abus de langage : l’emploi du qualificatif «délinquant». En réalité, ces 4 686 étrangers éloignés du territoire l’année dernière ne sont pas nécessairement des individus ayant commis un délit et qui font l’objet d’une condamnation. Selon le cabinet du ministre, par «étrangers délinquants», il faut entendre plus largement «individus défavorablement connus» des services : à la fois les étrangers «auteurs de troubles à l’ordre public manifestes ou dont le profil évoque des risques de troubles significatifs», dont certains peuvent avoir été condamnés pour des crimes ou délits, mais aussi tous «ceux inscrits au fichier FSPRT». Parler de «délinquants» génère sur ce point de la confusion. Et le terme ne figure d’ailleurs pas, par exemple, dans l’étude d’impact du projet de loi.
Combien d’«étrangers délinquants» la loi permettra-t-elle d’éloigner ?
Le ministre de l’Intérieur affirme que les nouvelles dispositions introduites dans la loi (détaillées par CheckNews dans un autre article) «permettront d’éloigner 4 000 étrangers délinquants supplémentaires». Ce chiffre serait issu, selon le cabinet du ministre, d’une estimation de l’impact de la loi, et intégrerait l’ensemble des mesures administratives d’éloignement.
Précisons d’emblée qu’il n’est pas directement comparable avec le chiffre de 4 686 étrangers éloignés en 2023. Comme expliqué ci-dessus, ce dernier recoupe les éloignements depuis les lieux de rétention (dont une partie d’ITF) et les exécutions des arrêtés d’expulsion. L’estimation de 4 000 éloignements supplémentaires correspond uniquement aux mesures décidées administrativement (OQTF et expulsions) et ne tient pas compte des mesures judiciaires, les ITF, contre lesquelles les étrangers seront également moins protégés une fois que le texte entrera en vigueur.
Pour calculer le nombre de 4 000 éloignements supplémentaires, le ministère s’est basé sur des remontées des préfets durant l’été 2022. «On les a interrogés sur les étrangers délinquants qui chaque année ne peuvent être éloignés à cause de ces protections, précise le cabinet de Gérald Darmanin. On leur a demandé combien de cas ça pouvait représenter.» L’étude «a montré que plus de 4 000 OQTF ou expulsions ne sont pas prises chaque année du fait de ces protections», selon le ministère. CheckNews n’a pas eu accès à cette enquête.
Publiée il y a près d’un an, l’étude d’impact du projet de loi avait évoqué une enquête «menée auprès de 49 préfectures», et indiquait qu’il en était ressorti que «sur le mois de juillet 2022, 289 obligations de quitter le territoire français et 60 expulsions n’ont pas pu être prononcées en raison d’une protection contre l’éloignement ou l’expulsion prévue [dans le Ceseda, ndlr], soit un total de 349 mesures».
Selon le cabinet du ministre, l’enquête menée auprès des préfets a par ailleurs révélé que «la résidence habituelle en France avant l’âge de 13 ans est le premier obstacle à l’éloignement, dans 69% des cas pour l’expulsion et dans la moitié des cas pour l’éloignement» découlant de l’exécution d’une OQTF. En outre, «dans près de 20% des cas, plusieurs protections se cumulent entre elles».
Au sein des 4 000 étrangers dits «inéloignables», le cabinet du ministre de l’Intérieur précise encore disposer «d’un échantillon de 400 cas» dont il connaît les identités. Dans une série de listes publiées sur X le 9 décembre, Gérald Darmanin avait ainsi détaillé les profils «de 50 étrangers délinquants […] encore sur le sol national». «Ces étrangers sont multirécidivistes» et «aujourd’hui, la loi m’empêche de les renvoyer dans leur pays d’origine», écrivait le ministre. Tous sont des hommes qui soit sont «arrivés en France avant l’âge de 13 ans», soit «résident en France depuis plus de dix ans». Pour convaincre du bien-fondé de sa loi immigration, le ministère avait, en parallèle, fait parvenir aux médias locaux des communiqués énumérant, par département ou région, «les étrangers délinquants […] qui pourront être renvoyés dans leur pays d’origine». Dans le document portant sur l’Ile-de-France, des incohérences ont été relevées. L’insoumise Danielle Simonnet s’est notamment interrogée sur cet «étranger né en 2002 [qui] aurait été condamné pour conduite sous stupéfiants en 2008, donc à 6 ans tout en étant arrivé en France à 10 ans».
Extrapolation des chiffres
Au niveau local, des données ont également été transmises aux rapporteurs de la Commission des lois du Sénat. Dans leur rapport, ils écrivent, s’agissant des protections contre l’expulsion, que des représentants de la préfecture du Rhône (quatrième département le plus peuplé en englobant la métropole de Lyon) leur ont «indiqué que de telles situations survenaient environ deux fois par mois et concernaient en général trois profils : les multirécidivistes dès la minorité, en général arrivés sur le territoire national avant l’âge de 13 ans ; les braqueurs multirécidivistes proxénètes, en général protégés du fait d’une résidence régulière en France supérieure à dix ans et d’un mariage d’au moins quatre années ; les Européens disposant d’un droit au séjour permanent ou les ressortissants protégés au titre de l’entrée en France avant l’âge de 13 ans qui ont commis un crime (meurtre et viol)».
Certains représentants des préfectures leur ont également fourni des chiffres quant aux OQTF qui n’ont pu être prononcées du fait des protections. Ainsi, dans le Rhône, cette situation surviendrait «environ 200 fois par an». A Paris, la préfecture de police a déclaré qu’en 2022, «une OQTF sur deux émises sur le fondement d’un trouble à l’ordre public n’a pu être exécutée» en raison du statut protégé de l’étranger. En particulier, «84 dossiers n’ont pu se traduire par l’édiction d’une OQTF du fait d’une entrée en France antérieure à l’âge de 13 ans des intéressés».
En résumé, le chiffre de 4 000 correspondrait – à partir d’une extrapolation basée sur les remontées d’une enquête réalisée à l’été 2022 – au nombre d’étrangers délinquants que les préfets ne seraient pas en mesure d’éloigner. A noter qu’il n’est pas acquis que ces profils, avec l’adoption de la loi immigration, puissent tous être expulsés, dans la mesure où le projet de loi restreint les protections contre les mesures d’éloignement, sans les lever complètement. A l’inverse, ce chiffre n’intègre pas l’éventuelle hausse des éloignements liés à des interdictions du territoire français.