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L’ONU a-t-elle relayé des chiffres truqués du ministère de la Santé de Gaza ?

Un membre de l’ONG israélienne HonestReporting a examiné, sur le réseau social X, les bilans des morts dans l’enclave publiés par le Hamas, et accuse l’ONU de les avoir repris sans se soucier d’incohérences manifestes.
Des Palestiniens blessés lors de frappes israéliennes à l'hôpital Nasser, à Khan Younès, le 7 décembre. (Reuters)
publié le 10 décembre 2023 à 13h24
(mis à jour le 10 décembre 2023 à 15h18)

Le message a été vu plus de 5 millions de fois. Il se veut la preuve que les statistiques sur le nombre de morts dans la bande de Gaza, produites par le ministère de la Santé dans le territoire palestinien, et repris par l’Ocha (le bureau de coordination des affaires humanitaires des Nations unies), sont fausses. «Un examen attentif des chiffres des victimes à Gaza rapportés par l’Ocha de l’ONU, sur la base des chiffres quotidiens du «ministère de la Santé» du Hamas, prouve qu’ils sont FALSIFIÉS. Les femmes et les enfants sont grossièrement gonflés. Ceci est facilement prouvé, mais ignoré des médias», est-il écrit sur X (anciennement Twitter) le 4 décembre, en entame d’un thread sur le sujet.

L’auteur des messages, qui tweete sous le compte @Aizenberg55, est un membre d’HonestReporting, un site dénonçant les supposés biais antisraéliens des médias. CheckNews avait déjà eu l’occasion d’évoquer récemment cette organisation, qui avait accusé des photoreporters travaillant pour des grands médias d’avoir accompagné le Hamas le 7 octobre, suggérant une possible connaissance préalable de l’opération terroriste. Nous avions démontré, en se basant sur les métadonnées des photographies, qu’aucun photoreporter n’avait franchi la frontière avec les membres du Hamas, et qu’il n’existait aucun élément permettant d’affirmer qu’ils étaient au courant du projet terroriste.

Dans sa série de tweets, le compte pointe cinq incohérences.

Une hausse qui intègre deux jours de frappes et non pas un seul

Nous nous sommes penchés sur ces statistiques. D’où il ressort que la plupart des incohérences, bien réelles, qui apparaissent sur les rapports quotidiens d’Ocha, s’expliquent simplement par des erreurs de l’agence onusienne.

Le problème le plus récent identifié par @Aizenberg55 date de jeudi : «Le 7 novembre, le Hamas a signalé un total de 10 328 morts, contre 10 022 la veille», écrit l’auteur, qui note que l’augmentation est donc de +306 en 24 heures. Or, les nouveaux décès de femmes et d’enfants sont de +302. «Ce qui signifie que SEULEMENT QUATRE hommes, quel que soit leur âge, ont été tués ce jour-là ! Cela représente 1,3 % des décès de cette journée.» Et d’ironiser : «C’est sur cela que s’appuient les ONG et l’ONU.»

Les captures d’écran du site d’Ocha indiquent effectivement que le nombre cumulé de femmes tuées depuis le 7 octobre passe bien de 2 550 à 2 719 entre le 6 et le 7 novembre, soit une hausse de 169, tandis que le bilan des enfants décédés progresse de 133, soit 302 pour les femmes et les enfants. Sauf que l’explication tient à un mauvais «reporting» des données par l’Ocha…

En regardant, dans les publications du bureau de l’ONU, le bilan des décès du 6 novembre, on se rend compte que l’agence onusienne a oublié de rapporter la hausse du nombre de femmes tuées, communiqué par le ministère de la Santé de Gaza. Les valeurs (2 550) sont en effet identiques pendant deux jours (5 et 6 novembre). Ce qui explique cette très forte augmentation le 7 novembre pour les femmes, puisque la hausse intègre deux jours de frappes et non pas un seul. L’incongruité tient donc à une erreur de saisie d’Ocha, et non pas à une incohérence des chiffres du ministère. En effet, le 6 novembre, plusieurs médias (CNN, Al-Jazeera…), reprenant le ministère de la Santé de Gaza, indiquent que le nombre de décès de femmes à Gaza est passé de 2 550 le 5 novembre à 2 641 le 6 novembre, puis à 2 719 le 7 novembre, soit 78 en plus entre le 6 et 7 novembre. Résultat : la hausse du nombre de morts femmes et enfants entre le 6 et le 7 novembre est donc en réalité de 211 (78+133) et celui des hommes, par conséquent, de 95 (et non pas de 4 seulement comme le pense l’internaute Aizenberg55).

Même problème et même conclusion

Deux autres supposées anomalies pointées par l’auteur s’expliquent exactement de la même manière. «Le 31 octobre, 8 525 décès ont été signalés contre 8 309 la veille, soit +216. Les nouveaux décès de femmes et d’enfants étaient de +210. Ce qui signifie SEULEMENT SIX hommes, quel que soit leur âge, ont été tués ce jour-là ! Cela représente 2,8 % des décès de cette journée !» écrit-il.

En réalité, pour les journées des 29 et 30 octobre, l’Ocha publie le même chiffre de morts cumulés pour les femmes, soit 2 062, alors que le chiffre communiqué par le ministère de la Santé de Gaza est de 2 136 pour le 30 octobre, comme le montrent un article de la RTBF ou encore le direct du Figaro. Or comme le nombre cumulé de femmes tuées le 31 octobre est de 2187, la hausse sur 24 heures entre le 30 et le 31 octobre n’est plus de 125 mais de 51, et avec les enfants, de +136 et non plus de +210, comme l’écrit Aizenberg55. Et donc le nombre de morts pour les hommes sur 24 heures est de 80 et non de 6.

Même problème, et même conclusion erronée pour les données du 26 octobre : «Le 26 octobre, écrit l’auteur, le Hamas a signalé 7 028 morts contre 6 547 la veille, soit +481. Remarquablement, les femmes et les enfants tués ont bondi de +626 le même jour ! Apparemment, aucun homme n’est mort ce jour-là. Encore une fois, aucune trace de honte ou de scepticisme de la part de l’ONU quant à la publication de ces chiffres du Hamas !»

L’incohérence est toujours le fait d’Ocha, qui a oublié de mettre à jour le nombre cumulé de femmes tuées au 25 octobre, et indique 1 292 (comme la veille) au lieu de 1 584, qui est le chiffre réellement communiqué par le ministère de la Santé. En témoigne le tweet de ce dernier datant du 25 octobre.

Cette nouvelle erreur d’Ocha explique la hausse incohérente pointée par Aizenberg55 entre le 25 et le 26 octobre. Avec le bon chiffre de décès cumulés des femmes pour le 25 octobre, cela conduit à +125 femmes tuées au lieu de +417 entre le 25 et le 26 octobre, et à un nombre de femmes et d’enfants tués entre ces deux jours qui n’est plus de 626 comme le prétend Aizenberg55, mais de 334. Ce qui est cohérent avec la hausse globale (+481).

Coupure de communication

CheckNews n’est en revanche pas capable d’expliquer l’incohérence pointée par l’auteur pour le 29 octobre. «Le 29 octobre, +302 nouveaux décès ont été signalés, mais ils comprenaient en quelque sorte +199 femmes et +129 enfants, ce qui représente +328, ou 26 de plus que le total des décès ! Les hommes sont revenus à la vie ? Mais bien sûr, fions-nous à ces statistiques», ironise Aizenberg55.

Il convient toutefois de noter qu’elle intervient au moment d’une coupure de communication en raison des bombardements israéliens sur Gaza. Un communiqué d’Ocha en date du 28 octobre relève ainsi des problèmes avec l’enclave palestinienne à cette période, qui pourrait expliquer les difficultés dans les remontés de données. «Depuis le 27 octobre vers 18 heures, le contact avec la bande de Gaza est coupé, suite à la coupure des lignes fixes, cellulaires et internet. En conséquence, cette mise à jour contient peu d’informations actualisées sur la situation humanitaire à Gaza au cours des dernières 24 heures», écrit l’agence.

L’auteur pointe enfin un dernier élément : le 19 octobre, le nombre de décès totaux cumulés est de 3 785 décès contre 3 478 la veille, soit +307. Ce qui est incohérent, pointe-t-il, avec la hausse du nombre d’enfants tués, lequel passe le même jour de 853 à 1524, soit +671. L’auteur ne relève pas qu’ Ocha précise dans son communiqué que le chiffre de 853 date de l’avant-veille. Ce qui expliquerait en partie la très forte hausse. Pour autant, CheckNews n’a pas été capable de reconstituer les données concernant les enfants avant la date du 19 octobre. Et pour cause, elles n’étaient pas communiquées quotidiennement à cette date.

Comme CheckNews l’a expliqué en détail dans un article du 21 octobre, les statistiques du ministère de la santé ne peuvent plus être vérifiées depuis deux mois. L’OCHA, qui collectait des données de mortalité à Gaza de manière indépendante, ne peut plus mener ce travail à bien du fait de l’intensité du conflit et des bombardements. Dans la base de données du bureau onusien, les derniers chiffres validés datent de fin septembre. Depuis lors, pour les différentes instances onusiennes comme pour les journalistes, la seule source primaire à établir un bilan est le ministère de la Santé palestinien – de facto le Hamas.

Selon un article de Times of Israël publié le 4 décembre, se basant sur des rapports consultés par les agences AP et AFP, l’armée israélienne estimerait pourtant «que le bilan global des morts à Gaza revendiqué par le Hamas est assez exact».