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Manger des crevettes d’importation «finira par vous faire ressembler à Alien» : les délires d’un sénateur américain

Confondant science et science-fiction, l’élu du congrès John Kennedy a mis en garde mercredi 3 septembre contre les conséquences sanitaires de l’exposition à de très faibles doses de radioactivité.

Le sénateur John Kennedy a fait une présentation remarquée au Congrès mercredi 3 septembre pour alerter sur les dangers de la consommation de crevettes. (Capture d'écran vidéo You Tube )
Publié le 05/09/2025 à 15h24

Le débat scientifique américain se porte décidément bien. Alors que de nombreux professionnels de santé s’alarmaient la semaine dernière des positions antivaccins du ministre de la Santé, Robert Kennedy Jr, le sénateur républicain John Neely Kennedy, l’un des deux élus de Louisiane au Sénat des Etats-Unis, a fièrement partagé mercredi 3 septembre sur ses réseaux sa dernière prise de parole officielle devant ses homologues. La scène montre le sénateur debout, aux côtés d’un chevalet portant une reproduction grand format d’un photogramme du film Alien de Ridley Scott. L’image est celle du «chestburster» (littéralement, l’«exploseur de poitrine»), forme juvénile de l’effrayant monstre de cinéma. Une créature à laquelle les citoyens étasuniens risquent bien de ressembler, selon l’élu, s’ils continuent d’ingérer des crevettes d’importation.

Largement remarqué et moqué, le propos semble ne pouvoir relever que du «second degré». Ce qui n’est pas totalement évident quand on visionne l’exposé de John Neely.

«Monsieur le Président, voici une photo de l’extraterrestre du film Alien. C’est à cela que vous pourriez ressembler si vous mangez certaines des crevettes crues et congelées envoyées aux Etats-Unis par d’autres pays. Laissez-moi vous expliquer de quoi je parle ; fin août, la FDA [l’Agence américaine des produits alimentaires, ndlr] a découvert que des crevettes crues et congelées provenant d’Indonésie étaient vendues chez Walmart […]. Si vous en mangez, comment pourriez-vous finir par ressembler à l’extraterrestre dans Alien ? Parce que ces crevettes étaient radioactives. Je ne plaisante pas. Elles contenaient un isotope radioactif appelé césium 137. Il peut vous tuer. Même s’il ne vous transforme pas en extraterrestre, si vous mangez ce produit, je vous garantis que vous développerez une oreille supplémentaire.»

Kennedy note ensuite qu’après un premier rappel de la FDA, «26 460 paquets de cocktail de crevettes et 18 000 sacs de crevettes cuites surgelées contenant le même isotope radioactif étaient à nouveau vendus [dans les magasins] Walmart et Kroger’s». «Comment cela a-t-il pu se produire en Amérique ? C’est inadmissible», s’insurge-t-il. Et d’en remettre une couche sur «ces crevettes provenant d’autres pays, qui ne respectent pas les mêmes règles que celles que nous respectons en Amérique». Il note au passage que les Indonésiens «injectent aux crevettes des quantités énormes d’antibiotiques», mais qu’il ignorait «qu’ils leur injectaient [aussi] cet isotope radioactif». Et de conclure son propos en mettant en avant le fait que les fruits de mer pêchés en Louisiane – forcément – ne sont pas, eux, radioactifs.

«Pas de danger grave»

Des propos au mieux alarmistes, sinon grotesques, qui éclairent peu sur le sujet qui revêt bien une dimension sanitaire, certes moins spectaculaire. La FDA a bien procédé au retrait des crevettes provenant du marché sud-est asiatique. Pour autant, comme l’agence l’énonce elle-même, si les fameuses crevettes présentaient une contamination au césium 137, la concentration de cette substance n’entraînait pas de risque immédiat pour les consommateurs. «Le niveau de Cs-137 détecté dans la cargaison retenue était d’environ 68 becquerels par kilogramme (Bq/kg), ce qui est inférieur au niveau d’intervention de la FDA pour le Cs-137, qui est de 1 200 Bq/kg» – soit 17,5 fois moins, ce seuil d’intervention étant lui-même inférieur à celui associé à un risque sanitaire.

A 68 Bq/kg, insiste la FDA, «le produit ne présente pas de danger grave pour les consommateurs». Le risque associé, souligne encore l’agence, surviendrait en cas de cumul de dose sur le long terme : «Eviter les produits […] présentant des niveaux similaires de Cs-137 est une mesure visant à réduire l’exposition à de faibles niveaux de rayonnement qui pourraient avoir des effets sur la santé en cas d’exposition prolongée sur une longue période.»

A titre de comparaison, un produit de consommation courante comme la banane présente une faible radioactivité naturelle liée à sa richesse en potassium, et au fait qu’une partie du potassium de l’environnement existe sous la forme d’un isotope radioactif. Sa radioactivité est de l’ordre de 130 becquerels par kilogramme (Bq /kg) soit un taux double de celle découverte dans les crevettes indonésiennes.

Cet élément de comparaison a toutefois plusieurs limites. Premièrement, l’humain ingère continûment du potassium, et donc une part peu ou prou constante de son isotope est présent dans notre corps. L’ingestion d’une banane n’ajoute donc pas durablement de radioactivité au corps. Le césium 137 constitue un contaminant exogène. Au passage : les pêcheurs ou éleveurs indonésiens «n’injectent» pas de césium dans les crevettes. Cet isotope est un produit de fission de l’uranium, dont une des sources de présence dans l’environnement sont les essais nucléaires et, dans une moindre mesure, les accidents nucléaires.

Risque de cancer

La demi-vie du césium 137 (c’est-à-dire le temps nécessaire pour que la moitié des atomes se désintègrent naturellement) avoisine les trente ans. Le profil physico-chimique du césium possède un certain nombre de points commun avec le potassium, raison pour laquelle, en cas d’ingestion, il va circuler dans l’organisme. «Le césium incorporé par l’homme se distribue comme son homologue et compétiteur naturel, le potassium, dans l’ensemble de l’organisme en se concentrant préférentiellement dans le muscle», relève l’IRSN. «Une fois absorbé, le césium-137 se distribue relativement uniformément dans tous les tissus et y séjourne pour l’essentiel (90 %) durant environ une centaine de jours chez l’adulte» et de l’ordre d’un mois chez l’enfant.

Seules une exposition ponctuelle à une forte de dose de rayons ionisants, ou une exposition chronique à des doses plus modérées de cet isotope pourraient représenter un danger. «Le principal effet sur la santé préoccupant après une exposition répétée à long terme à de faibles doses (par exemple, par la consommation prolongée d’aliments ou d’eau contaminés) est un risque accru de cancer, résultant de lésions de l’ADN dans les cellules vivantes de l’organisme», résume la FDA. Aux Etats-Unis, l’intervention récente de l’agence sanitaire est précisément justifiée par le risque cumulatif d’une «consommation de crevettes sur une longue période, combinée à la radiation présente dans l’environnement et provenant d’autres sources telles que les procédures médicales».

En bref, limiter les expositions évitables est bien évidemment souhaitable. Sans qu’il soit nécessaire de suggérer que l’exposition ponctuelle à des doses si faibles de radioactivité puisse engendrer oreilles surnuméraires ou d’effrayantes mutations.