L’image a beaucoup choqué depuis sa diffusion, lundi 30 décembre, à l’antenne de BFM TV. Celle d’une ministre de l’Education nationale tournant le dos à deux enseignants en train de l’interpeller sur les problèmes d’acheminement de l’aide alimentaire dans les villages de Mayotte, l’île française dévastée par le cyclone Chido le 14 décembre. La séquence a été filmée alors qu’Elisabeth Borne se trouvait aux abords du collège de Kawéni 2. Situé sur la commune de Mamoudzou, chef-lieu de Mayotte, l’établissement constituait l’une des étapes de la visite ministérielle effectuée lundi aux côtés du Premier ministre, François Bayrou, ainsi que du ministre des Outre-Mer, Manuel Valls.
Les images diffusées par BFMTV, puis relayées sur les réseaux sociaux – sur X notamment, où elles ont été vues plus de 3 millions de fois –, tiennent sur seulement 41 secondes. On y voit d’abord l’un des enseignants expliquer à Elisabeth Borne : «Ce que chacun doit savoir, c’est que là, depuis quinze jours, dans tous les bidonvilles ici, Petite-Terre, Grande-Terre, Kawéni, Cavani, personne n’est venu, personne. Vous pouvez dire ce que vous voulez aux informations, la réalité elle est là.» La ministre de répondre : «La réalité, elle est qu’il y a des distributions […] Elles existent et peut-être que les gens ne sont pas bien informés. Il y a un point relais.» Le second membre du personnel éducatif lui rétorque alors que pour se rendre au point de distribution le plus proche, certains habitants doivent parcourir «5 kilomètres à pied en plein cagnard» et «5 kilomètres au retour», soit «10 kilomètres sans eau, sans nourriture», ce qui est «infaisable». Alors qu’Elisabeth Borne glisse un simple «ok», tourne les talons, puis s’éloigne, on entend le même enseignant conclure : «C’est une honte.»
Décryptage
Comme cela nous a été confirmé par des reporters présents sur place, ce dernier n’est autre que le conseiller principal d’éducation (CPE) du collège de Kawéni 2, Antoine Piacenza, qui avait déjà pris la parole dans les médias pour dénoncer la désorganisation de l’aide humanitaire. L’autre interlocuteur d’Elisabeth Borne sur ces images est Yann Pagan, professeur d’éducation physique et sportive au sein de l’établissement. Depuis le passage du cyclone, tous deux s’attellent à organiser, par leurs propres moyens, des distributions d’eau et de nourriture. CheckNews n’est pas parvenu à les joindre avant de boucler cet article. Mais dans la soirée de lundi, Yann Pagan est revenu sur son échange avec Elisabeth Borne lors d’une interview accordée à BFMTV. «L’extrait est parlant, madame Borne n’a aucune réponse à apporter […] L’Etat ne fait absolument rien dans ces quartiers-là, ces bidonvilles […] Madame Borne nous spécifiait que la marchandise avait été envoyée. Or, comme nous l’avons fait à juste titre remarquer, on n’a pas vu la couleur ni de l’eau, ni de la nourriture. En l’absence de réponse, [la ministre] tourne le dos, c’est bien dommage», a déploré le professeur. Interrogé sur la date de la rentrée scolaire fixée au 13 janvier, il a également commenté : «Avant de les remettre à l’école, il faut que les gens puissent boire et manger.»
Ministre «sur le point de partir»
De son côté, la ministre de l’éducation s’est défendue en indiquant, dans un tweet, que la séquence a été «tronquée», et ainsi «ne reflète pas [ses] échanges avec les deux enseignants au départ du collège». Contacté, le cabinet d’Elisabeth Borne précise que «l’échange intervient alors que la ministre d’Etat est en train de rejoindre le cortège qui est sur le point de partir». L’entourage de la ministre soutient que ces membres du corps enseignant ne l’ont pas sollicitée sur des sujets qui relèvent de son ministère, mais «contestent l’action globale menée pour aider les populations en termes d’approvisionnement en eau et en alimentation de certains quartiers, voire d’accès aux soins. Elle répond en expliquant qu’il y a des points de distribution, et non pas de la distribution rue par rue, ou maison par maison». Tout en admettant que «l’accès est certainement perfectible», le cabinet d’Elisabeth Borne refuse de «laisser dire que certaines personnes seraient délibérément exclues de l’aide, le préfet ayant rappelé aux maires qui participent à son organisation qu’elle est inconditionnelle». Et si la ministre a dû couper court à la discussion, justifie son cabinet, c’est «car le cortège allait partir pour rejoindre une séquence d’échange avec les personnels de direction, les inspecteurs de l’éducation, les représentants du personnel sur leurs difficultés personnelles et de préparation de la rentrée».
Tout comme Elisabeth Borne évoquant une «séquence tronquée», le cabinet ministériel maintient que l’échange «est plus long que les 40 secondes captées», et parle de «5 minutes environ». Une allégation contestée du côté de BFMTV. «Ça a duré 2 minutes pile, nous indique-t-on. Et [Elisabeth Borne] ne dit pas grand-chose. Les trois quarts de l’échange, ce sont les deux profs qui parlent. Après, ce qui choque le plus, c’est la fin, quand elle les coupe et s’en va sans les saluer.»
Egalement présent sur les lieux afin de suivre le cortège ministériel, le journaliste indépendant Louis Witter a capté l’intégralité de l’échange via l’enregistreur de son téléphone. Consulté par CheckNews, le fichier audio permet ainsi de confirmer que la discussion entre ministre et éducateurs s’est étalée sur moins de deux minutes. Très précisément, 1 minute et 54 secondes s’écoulent entre le «bonjour madame Borne» qui introduit l’échange, et le «c’est une honte» qui le conclut.
«Il faut se poser la question»
Dans le détail, même si certains passages sont rendus inaudibles par les bourrasques, voici ce que se sont dit la ministre et les enseignants, dans les instants qui précèdent les images diffusées à la télé :
Le CPE, Antoine Piacenza (AP) : «Vous voyez, il n’y a eu aucune action de l’Etat, madame Borne. C’était catastrophique.»
Elisabeth Borne (EB) : «Vous parlez du pillage de l’établissement, c’est ça ?»
AP : «Mais là on ne parle même plus de l’établissement, on parle de la population. On a vu nos élèves crever de faim. C’est grâce à des actions locales, de personnes qui ont fait des cagnottes, etc. Avec notre argent, qu’on a réussi à sauver des gens, sauver des élèves.»
EB : «Ce qui est paradoxal, c’est qu’on a organisé de la distribution alimentaire. C’est distribué par les mairies forcément.»
Le prof d’EPS, Yann Pagan : «Mais du coup il faut qu’on se pose une question. Parce que d’un point A où la nourriture part de France, [au] point B [que sont] les centres d’accueil, elle n’arrive pas.»
EB : «La nourriture, elle arrive dans les mairies.»
AP : «Mais même dans les mairies, madame Borne. La population n’a pas eu la nourriture, donc au bout d’un moment il faut se poser la question d’où est passée cette nourriture.»
EB : «On va essayer de mieux comprendre. Ce qui est certain, c’est que comme on l’avait fait, et moi j’étais ici il y a un an sur la crise de l’eau, on s’appuie naturellement sur les communes pour assurer le dernier kilomètre vers les populations. Et ensuite, vous voyez, les communes elles doivent organiser les distributions dans chacun des villages. Ça s’était très bien passé l’an dernier : des centaines de milliers de bouteilles d’eau tous les jours.»
Suivent les 40 secondes mises en ligne par BFMTV, et conclues par le brusque départ de la ministre.
A lire aussi
Il est donc exact que la séquence qui circule sur les réseaux sociaux est «tronquée», puisque seule une partie de la conversation, qui dure au total un peu moins de deux minutes, est reprise dans le reportage de la chaîne d’information en continu. Mais on reste loin des cinq minutes revendiquées par le cabinet d’Elisabeth Borne.
Peut-on pour autant affirmer, au regard de l’intégralité de la conversation, que l’extrait «ne reflète pas [ses] échanges avec les deux enseignants», comme l’affirme la ministre dans son tweet ? L’enregistrement audio fait ressortir une continuité entre la séquence diffusée par BFM TV et le contenu du court échange qui précède. La ministre se borne à répéter que la distribution de l’aide a bien eu lieu, repose sur les mairies et s’effectue uniquement dans des points relais. Avec toutefois une petite inflexion dans son discours lorsqu’elle concède : «On va essayer de mieux comprendre.»