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Mediator : comment Madeleine Dubois, lobbyiste de Servier, a-t-elle pu être promue officier de la Légion d’honneur ?

Mediator, le procèsdossier
Une lobbyiste des laboratoires Servier vient d’être promue au grade d’officier de la Légion d’honneur. Du côté des parties civiles de l’affaire du Mediator, cette décoration ne passe pas.
Dans l'affaire du Mediator, le laboratoire Servier a été condamné en première instance en mars 2021. (Fred Tanneau/AFP)
publié le 5 janvier 2023 à 16h47

Alors que le procès en appel de l’affaire Mediator s’ouvre lundi pour une durée de six mois, la promotion au grade d’officier de la Légion d’Honneur d’une ancienne lobbyiste des laboratoires Servier, le 1er janvier, ne manque pas d’étonner les parties civiles.

Madeleine Dubois, 73 ans aujourd’hui, a déjà été distinguée par la prestigieuse institution. C’était en 2003 ; elle devenait alors chevalier de la Légion d’honneur. A l’époque, des premières alertes concernant le Mediator, antidiabétique utilisé comme coupe-faim, avaient déjà vu le jour, mais les autorités sanitaires n’avaient pas encore recommandé l’arrêt de sa prescription. Depuis, c’est peu de dire que l’eau a coulé sous les ponts. Le Mediator a été retiré de la vente et un procès en première instance a abouti à la condamnation (non définitive) du laboratoire pour «tromperie aggravée» et «homicides involontaires». Il a été relaxé partiellement de faits d’escroquerie – raison pour laquelle le parquet de Paris a fait appel. Au total, le nombre de décès imputé au Mediator est estimé entre 1 520 et 2 100.

Politique et lobbying

Dans le décret du 29 décembre 2022 paru au Journal officiel, Madeleine Dubois est distinguée, sur proposition du ministère de l’Economie, en tant qu’«ancienne élue d’un conseil départemental», en l’occurrence celui de Haute-Loire. Dans les faits, au cours de sa carrière, elle a largement navigué entre activités politiques et lobbying. Effectuant maints allers-retours entre les différents cabinets de Jacques Barrot, ancien président du conseil général de Haute-Loire et ministre sous VGE et Chirac, et les laboratoires Servier, comme directrice de communication puis conseillère de Jacques Servier, de 1997 à 2013. Dans un article publié en 2010, au déclenchement de l’affaire du Mediator, Libération dressait le portrait de cette fidèle du patron emblématique du groupe.

Citée à la barre en tant que témoin lors du procès en première instance, Madeleine Dubois avait été interrogée sur les manœuvres du laboratoire pour maintenir sur le marché son médicament entre 2007 et 2009 malgré de multiples alertes. A l’époque, la commission d’autorisation de mise sur le marché se penche sur la question d’un éventuel retrait. Il est alors question de mails adressés à Jean Marimbert, à l’époque directeur de l’agence du médicament (AFSSAPS, aujourd’hui ANSM), que Madeleine Dubois avait côtoyé au ministère du Travail… où elle officiait pour Jacques Barrot. En 2009, selon le compte rendu d’audience de Que Choisir, elle lui demande ainsi : «Vous suggérez, plutôt que le retrait, une restriction de prescription et une mention des effets indésirables.» Et se justifie devant la présidente du tribunal : «Je ne l’ai pas fait de ma propre initiative, j’ai fait ce qu’on m’a dit de faire, mais je ne me souviens de rien. Je n’aurais pas dû le faire, c’est certain.»

Sur le papier, être entendu comme témoin dans une affaire judiciaire n’empêche en rien d’obtenir, plus tard, une distinction de l’ordre national de la Légion d’honneur. En outre, d’après nos informations, Madeleine Dubois n’est pas citée dans le procès à venir en appel. Pour autant, les victimes du Mediator sont pour le moins perplexes devant une telle promotion. «Ils ne peuvent pas la comprendre», indique à CheckNews Charles Joseph-Oudin, avocat de parties civiles. «Pour mes clients, c’est justement l’illustration de ce qui a dysfonctionné dans ce laboratoire. Ils sont très marqués, très émus, par cette promotion. Entre 2007 et 2009, une cliente a consommé du Mediator. Elle en est décédée. C’est une grande tristesse que les distinctions de la République soient dévoyées de la sorte. Cela illustre limite un mépris de la part des institutions publiques pour tout ce qui s’est passé.»

Même écœurement au cabinet Coubris et associés, qui représente 2 500 parties civiles. Anne-Laure Tiphaine et Jean-Christophe Coubris à CheckNews : «A l’aune du procès en appel, cette promotion de la conseillère du président donne un sentiment d’impunité. Et même au-delà : on promeut des personnes qui ont participé au lobbying d’un médicament qui a fait des milliers de victimes. C’est scandaleux, quel que soit le travail politique qu’elle a exécuté – et pour lequel elle a d’ailleurs été recrutée chez Servier. Tout cela laisse un goût amer et le sentiment qu’on n’a pas pris la mesure des erreurs du passé.»

«Nouveaux mérites»

Contactée, la grande chancellerie de la Légion d’honneur justifie cette promotion par «de nouveaux mérites». Remarqués par qui ? En France, comme l’indique le site de la Légion d’honneur, ce sont les préfets qui «font remonter les informations aux ministères concernés par les profils sélectionnés». Ensuite, «seuls les ministres sont habilités à proposer des personnes pour nomination et promotion». Chaque ministère possède ainsi un «contingent prédéterminé de décorations, proportionnel aux domaines d’activité qu’il représente». Le Canard Enchaîné, dans son édition de mercredi, précise que cette promotion a été réalisée «sur le contingent de Bruno Le Maire». Une information que le cabinet du ministre nie auprès de CheckNews. Et de renvoyer vers les ministres délégués de Bercy, «souverains pour présenter leurs candidats». «Bruno Le Maire ne valide pas celles des ministres délégués et les propositions sont examinées et validées par la Chancellerie de l’ordre et la présidence», nous précise-t-on encore.

Des ministres délégués parmi lesquels figurent Gabriel Attal, Roland Lescure, Olivia Grégoire ainsi que Jean-Noël Barrot, fils du mentor historique de Madeleine Dubois, Jacques Barrot. Au-delà, le ministre chargé de la Transition numérique et des Télécommunications a aussi été compagnon de route politique de Madeleine Dubois, au niveau local. En mars 2015, ils sont ainsi élus tous les deux, en binôme, au conseil départemental du canton d’Yssingeaux (dont elle est originaire, comme Jacques Barrot). Le journal local la Montagne qualifie même Madeleine Dubois de «marraine» essayant, depuis 2008, «d’imposer le nom de Jean-Noël Barrot sur la scène politique de Haute-Loire». Sollicité à maintes reprises, le cabinet de Jean-Noël Barrot n’a donné aucune suite. Madeleine Dubois n’a pas non plus, pour l’heure, répondu à nos questions.