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Mort du gendarme Eric Comyn : la loi immigration aurait-elle permis d’expulser le suspect par le passé ?

La ministre démissionnaire Aurore Bergé a assuré que la loi promulguée en janvier aurait rendu possible l’expulsion du conducteur avant le drame de Mougins, du fait des antécédents judiciaires du suspect.
Un gendarme porte une photographie de son collègue Eric Comyn, lors d'une cérémonie d'hommage, à Nice le 2 septembre. (Valery Hache/AFP)
publié le 3 septembre 2024 à 18h47

Après le drame de Mougins, où un automobiliste a mortellement renversé un gendarme le 26 août, la ministre déléguée démissionnaire Aurore Bergé a affirmé dimanche 1er septembre, dans l’émission le Grand rendez-vous d’Europe 1, CNews et les Echos, qu’un tel drame serait désormais évitable. «Le législateur a agi», s’est-elle félicitée, faisant allusion à la loi immigration, proposée par l’ancienne majorité présidentielle et votée avec le soutien du Rassemblement national, visant à expulser plus facilement des personnes étrangères. Selon la ministre démissionnaire, du fait de ses antécédents judiciaires, le conducteur ayant tué le gendarme Eric Comyn aurait pu être forcé de quitter le territoire par le passé, si la loi avait été votée plus tôt.

«Il y a une chose fondamentale qui a changé. Au regard du parcours de celui qui a commis cet acte, c’est qu’il était entré en France de manière légale, il était entré en France quand il avait 7 ans. Aujourd’hui parce qu’on a changé la loi, cette fameuse loi immigration que certains voudraient abroger, eh bien ça veut dire que cette personne pourrait être expulsable», a affirmé Aurore Bergé, avant de poursuivre : «Ça veut dire [qu’]avant cet acte odieux, il y avait un certain nombre de petits délits. Ces petits délits, avant la loi immigration ne permettaient pas de l’expulser parce qu’il était entré en France avant ses 13 ans. Après la loi immigration, le fait qu’il ait commis ces délits et que ces délits aient fait l’objet de condamnations permet de l’expulser. Donc ça, ça veut dire que la loi, elle est utile et qu’elle était nécessaire à changer.» La ministre a ensuite précisé que dans le cas du chauffard cap-verdien de Mougins, la loi immigration n’a pas été appliquée «tout simplement parce qu’elle est entrée en vigueur après que ces délits ont été commis».

Contacté par CheckNews, le cabinet de la ministre démissionnaire chargée de l’égalité entre les femmes et les hommes et de la lutte contre les discriminations explique qu’elle s’est fondée sur les éléments transmis par le ministère de l’Intérieur : le suspect mis en examen «est un individu cap-verdien de 39 ans. Arrivé en France à 7 ans de manière légale. Il était en situation régulière en France. Il était connu des forces de l’ordre pour des délits (outrages, délits routiers, conduite en état d’ébriété…). Le droit en vigueur, avant la loi immigration, nous interdisait en l’état d’expulser des individus étrangers qui commettaient ce type de délit. Seuls ceux ayant commis des crimes ou des actes de terrorisme pouvaient l’être. Ils étaient en effet protégés par des mesures de protection (parent d’enfant français, marié à un [e] français [e], arrivé en France avant l’âge de 13 ans). Grâce à la loi immigration, ces mesures de protection ont été levées. Cet individu est désormais expulsable et il le sera à l’issue de sa peine.»

«Depuis la loi Darmanin, la protection tombe»

Comme l’explique Serge Slama, professeur de droit public à l’université Grenoble Alpes, le ministère de l’Intérieur, pour éloigner un étranger du territoire, peut prononcer une mesure d’expulsion ou retirer le titre de séjour d’une personne, en estimant que sa présence constituerait une menace pour l’ordre public, puis délivrer une obligation de quitter le territoire français (OQTF). Mais la loi immigration a modifié certaines choses.

Avant son adoption, dans le cas de la prise d’un arrêté d’expulsion, le suspect, explique Serge Slama, «était bien dans les catégories protégées s’il était entré avant l’âge de 13 ans, et il ne pouvait être expulsé qu’en cas de comportements de nature à porter atteinte aux intérêts fondamentaux de l’Etat, dont la violation délibérée et d’une particulière gravité des principes de la République, énoncés à l’article L. 412-7, ou liés à des activités à caractère terroriste, ou constituant des actes de provocation explicite et délibérée à la discrimination, à la haine ou à la violence contre une personne déterminée ou un groupe de personnes». De même, il n’aurait pas pu faire l’objet d’une OQTF, car étant arrivé avant ses 13 ans.

Dans le cas de figure actuel, où la loi immigration est en vigueur, le professeur de droit public indique que «depuis la loi Darmanin, la protection tombe lorsque [l’étranger] a déjà fait l’objet d’une condamnation définitive pour des crimes ou délits punis de cinq ans ou plus d’emprisonnement ou de trois ans en réitération de crimes ou délits punis de la même peine». Ce que confirme Me Christophe Pouly, avocat spécialiste du droit des étrangers et enseignant à Sciences Po : «Avant la loi [le suspect de Mougins] était protégé. […] Mais à présent, il pourra faire l’objet d’un arrêté d’expulsion à la condition que le délit retenu soit puni d’une peine d’emprisonnement de 5 ans ou 3 ans en cas de réitération, et qu’il soit condamné définitivement (après extinction des voies de recours). C’est le quantum de la peine prévu par la loi qui compte et non la peine prononcée.» Comme le rappelle le site juridique Dalloz, la réitération ne correspond pas «à la commission d’une même infraction, ou d’infractions assimilées au regard de la récidive, mais de la commission de n’importe quelle autre infraction».

La loi immigration s’applique de manière rétroactive

A condition de remplir les conditions de gravité énoncées ci-dessus, les délits routiers et autres violences condamnées auraient pu rendre possible une expulsion. Mais selon Serge Slama, «il faudrait savoir quelle peine il encourait lors de ses condamnations», pour être affirmatif. Et même si le suspect a fait l’objet de telles condamnations par le passé, ajoute le professeur de droit public à l’université de Rouen Vincent Tchen, «il faudrait justifier d’une “menace grave à l’ordre public” (CESEDA, L631-1)» et «en l’état des pratiques, on peut en débattre».

Le parquet de Grasse n’a pas communiqué à CheckNews le détail de chacune des dix condamnations qui figuraient sur le casier judiciaire du Cap-Verdien mis en examen pour «meurtre sur personne dépositaire de l’autorité publique». Le bureau du procureur indique seulement que «six concernent des infractions à la circulation routière» et les quatre autres sont «des atteintes aux personnes». L’unique condamnation détaillée est la dernière qu’il a reçue, en mai 2018, qui concerne des faits de «conduite d’un véhicule en état d’ivresse et sous stupéfiants». Selon l’article L235-1 du Code de la route, les peines maximales encourues pour ce délit sont de trois ans d’emprisonnement et 9 000 euros d’amende.

Si Aurore Bergé a donc potentiellement raison, elle a en revanche tort quand elle affirme que la loi immigration n’a pas pu être appliquée (concernant le responsable de la mort du gendarme) «parce qu’elle est entrée en vigueur après que ces délits (les 10 condamnations) ont été commis». Christophe Pouly et Vincent Tchen précisent à l’inverse que la loi immigration s’applique de manière rétroactive. «Contrairement au droit pénal, en matière administrative on peut retenir des faits antérieurs (ou condamnations antérieures) à l’entrée en vigueur de la loi, car l’expulsion n’est pas une peine mais une mesure de police administrative», note ainsi Christophe Pouly. Contrairement à ce qu’affirme Aurore Bergé, si les condamnations précédentes du chauffard remplissaient les critères de gravité (peine maximale d’emprisonnement de 5 ans ou 3 ans en réitération) prévus par la nouvelle loi, il aurait pu être expulsé depuis le début de l’année. Peu importe que ces condamnations aient été prononcées avant la promulgation de la loi.

Serge Slama rappelle que c’est d’ailleurs l’esprit de la circulaire Darmanin du 5 février 2024, qui demandait aux préfets «un réexamen complet de l’ensemble des situations individuelles d’étrangers, portées à la connaissance de vos services, dont le comportement constitue une menace grave pour l’ordre public, que la loi rend éligible à une mesure d’expulsion ou d’OQTF». Selon les éléments transmis par la place Beauvau à la ministre de l’égalité entre les femmes et les hommes, le ministère annonce sa volonté d’expulser le mis en examen, s’il est condamné, «à l’issue de sa peine». Là encore, selon Vincent Tchen, c’est la loi immigration qui devrait permettre l’expulsion du suspect. En cas de condamnation, le juge pénal pourrait ajouter une sanction d’interdiction judiciaire du territoire en plus de la peine principale.