Sa déclaration de politique générale durait déjà depuis près d’une heure quand François Bayrou, ce mardi 14 janvier, a abordé sa vision de ce que doit être la politique migratoire de la France. Le Premier ministre a alors développé : «Il est de notre devoir de conduire une politique de contrôle, de régulation et de retour dans leur pays de ceux dont la présence met en péril, par leur nombre, la cohésion de la nation. Mais comment faire alors que 93 % des obligations de quitter le territoire français ne sont pas exécutées ? [Sur les 140 000 OQTF] prononcées tous les ans, on en exécute 7 %, ce qui veut dire que 93 % ne sont pas exécutées. Leur exécution ne dépend pas principalement de la volonté du gouvernement. Elle dépend principalement du refus des pays d’origine d’accueillir leurs ressortissants lorsqu’ils sont obligés de quitter notre territoire. Si nous ne résolvons pas cette question, toutes nos déclarations d’intention seront vaines.» Plusieurs points de cet exposé méritent néanmoins d’être nuancés.
François Bayrou souhaite conduire "une politique de contrôle, de régulation et de retour dans leur pays de ceux dont la présence met en péril, par leur nombre, la cohésion de la nation" pic.twitter.com/NJdWh10Koh
— BFMTV (@BFMTV) January 14, 2025
D’abord, il convient de relativiser le chiffre de 7 % d’exécution. Ce taux correspond au calcul annuellement opéré par les parlementaires dans les rapports sur l’immigration rendus au moment des débats sur le budget. Le dernier taux connu s’élève à 6,9 % et porte sur le premier semestre 2023. Dans un avis datant de novembre 2024, les sénateurs «regrettent que, contrairement aux années précédentes, les données relatives au taux d’exécution des obligations de quitter le territoire français ne leur aient pas été communiquées». Le taux est systématiquement calculé en rapportant le nombre d’OQTF exécutées au nombre d’OQTF prononcées. D’après les chiffres actuellement connus, au plus haut, 134 000 OQTF ont été délivrées en un an. C’était en 2022.
Défaut statistique
Ce rapport OQTF exécutées sur OQTF prononcées souffre de plusieurs limites. Seules les exécutions connues de l’administration, autrement dit les éloignements forcés, sont prises en compte. Or les étrangers peuvent aussi quitter le sol français sous d’autres modalités, par un éloignement aidé ou un éloignement spontané. Pour corriger ce défaut statistique, les services du ministère de l’Intérieur avaient effectué leur propre calcul en 2024, en agrégeant toutes les sorties du territoire (forcées, aidées, volontaires) – ce qui faisait dire à Gérald Darmanin, tout juste retiré de Beauvau, que le taux d’exécution se situait plutôt «autour de 20 %».
Reste que le total d’OQTF prononcées est lui-même artificiel. Alors qu’un même étranger peut être sous le coup de plusieurs OQTF, une seule exécution sera décomptée s’il quitte le territoire. En outre, une part des mesures ne peut tout simplement pas être exécutée. Notamment, comme l’a déjà détaillé la Cour des comptes, «en raison de recours contentieux suspensif, d’absence de notification de la mesure (3 % des OQTF) ou d’abrogation de la mesure par l’administration (11 % des OQTF)». Ce sont les OQTF prononcées qui sont intégrées au calcul, alors qu’il conviendrait de se concentrer sur les OQTF exécutoires.
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Mais au-delà de ces questions de chiffres, il est trompeur d’affirmer que la non-exécution des OQTF résulte «principalement du refus des pays d’origine d’accueillir leurs ressortissants». Dans un rapport sur l’immigration rendu en amont de l’examen du budget 2025, la députée Renaissance Brigitte Klinkert se penchait sur le faible taux d’exécution des OQTF. Si l’élue consacrait une partie de son travail à la problématique des laissez-passer consulaires, elle listait auparavant d’autres explications. Et de relever, à l’image de la Cour des comptes, que toute OQTF n’est pas nécessairement exécutoire : «Des mesures prononcées, parfois, ne sont pas notifiées, par exemple parce que l’étranger en situation irrégulière n’est plus localisé. Dans d’autres cas, des mesures sont abrogées par l’administration, du fait d’un recours non contentieux, ou compte tenu du changement de situation de l’étranger, avec, par exemple, la naissance d’un enfant français. La décision peut enfin avoir été annulée par un juge après un recours contentieux.»
En octobre 2023, un avis parlementaire faisait apparaître que le taux d’annulation contentieuse s’élevait à 13 % pour les OQTF prononcées par la préfecture du Rhône, et à 27 % s’agissant de la préfecture de police de Paris. Ce qui pose donc la question de la légalité même d’un certain nombre de mesures. Depuis plusieurs années, avocats et associations de défense des droits des étrangers alertent sur la politique du chiffre imposée aux préfectures, qui se double d’un manque de moyens humains, les conduisant à régulièrement délivrer des OQTF infondées.
Un facteur parmi tant d’autres
Parmi les nombreux obstacles à l’exécution des OQTF, détaillées par CheckNews après le meurtre de Lola en octobre 2022, on peut encore citer le manque de places disponibles dans les centres de rétention administrative, l’absence de liaison aérienne avec certains Etats, ou bien le refus d’une partie des étrangers d’embarquer vers leur pays d’origine. Avant même de demander aux Etats qu’ils accueillent leurs ressortissants, il faut parvenir à identifier l’origine des étrangers visés par des OQTF, ce qui n’est pas toujours aisé.
Au final, si on embrasse la totalité des plus de 100 000 OQTF prononcées chaque année, comme le fait François Bayrou, le refus des pays de délivrer des laissez-passer consulaires ne représente qu’un facteur, parmi beaucoup d’autres, du faible taux d’exécution. Et il est loin d’être le frein principal. Dans l’avis sénatorial cité plus haut, il apparaît que «le taux de délivrance global des laissez-passer consulaires dans les délais s’établit à 57,5 % en 2024» : l’administration a émis 4 025 demandes, dont 2 329 ont été acceptées, et donc 1 696 refusées. Dans son rapport d’octobre 2024, Brigitte Klinkert fournissait par ailleurs des données spécifiques aux étrangers retenus en centre de rétention administrative. Pour l’année 2023, l’échec de l’éloignement était imputable à l’absence d’obtention d’un laissez-passer consulaire dans le cas de seulement 44 retenus. La forclusion de la rétention faute de reconnaissance consulaire était à l’origine de 460 échecs. Les deux premières causes étaient les refus d’embarquer (1 697) et, surtout, la libération des étrangers par l’autorité judiciaire (8 141 cas).