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Non, Matignon n’a pas commandé 300 paires de chaussures pour 760 000 euros

Après un article erroné des «Echos», puis une intervention du journaliste François Lenglet sur LCI, la fausse nouvelle a fait le tour des réseaux sociaux.
L'hôtel Matignon. (Albert Facelly/Libération)
publié le 17 janvier 2025 à 19h01

Le coup d’envoi de la «polémique» a été lancé lundi 13 janvier, par le journaliste François Lenglet. Sur LCI, dans l’émission 24h Pujadas, Lenglet participait à un débat sur l’«affaire» des fauteuils à 34 000 euros commandés par Gérard Larcher. Et de lancer : «Il y a quelques semaines, une autre affaire n’a curieusement pas eu le même écho. Une entreprise française, Houdrige (sic), qui fabrique des chaussures, s’est fait commander par Matignon 300 paires de chaussures d’apparat pour les réceptions de Matignon. Donc 750 000 euros par an. Et là aussi, on se dit drôle d’histoire. 750 000 euros, dans l’océan de la dette ou du déficit, ce n’est pas grand-chose. Mais symboliquement, qu’on consacre de l’argent pour des chaussures d’apparat alors qu’on est dans une période qui normalement appellerait de la rigueur, c’est un peu saugrenu.» 750 000 euros pour 300 paires, soit 2 500 euros la paire de chaussures.

Emballement

Rapidement sur les réseaux sociaux, la vidéo est reprise, comme sur le compte twitter de ChienSurpris, où elle est vue 320 000 fois. Avec ce commentaire : «Après le scandale du fauteuil de Gérard Larcher à 40 000 euros, voilà maintenant que Matignon se distingue par une commande de chaussures à hauteur de 750 000 euros.»

Dans un tweet publié le 16 janvier et vu près de 150 000 fois, c’est au tour du sénateur Alain Houpert (LR) de s’insurger : «2 530 euros (d’argent public) la paire de chaussure quand des Français peinent à se chauffer et se nourrir… l’indécence est en marche… et elle avance confortablement… L’argent public n’a de public que l’indignation qu’il engendre.»

Idem pour le compte parisien d’Anticor, qui écrit, le même jour sur X : «La maison iséroise Hardrige choisie pour chausser Matignon. Cette entreprise fournira au personnel de Matignon des chaussures de représentation durant quatre ans : 250 à 300 paires par an seront ainsi livrées pour un montant de contrat s’élevant à 760 000 euros.»

Dans leurs messages, ces deux derniers comptes relayent également un article des Echos (corrigé depuis), en date du 14 novembre, où l’on pouvait lire : «Le PDG de la maison Hardrige vient de remporter un contrat avec les services du Premier ministre. Cette entreprise familiale, fondée en 1985 à Sillans, en Isère, fournira au personnel de Matignon des chaussures de représentation durant quatre ans : 250 à 300 paires par an seront ainsi livrées pour un montant de contrat s’élevant à 760 000 euros.» Un article qui est sans doute la source de Lenglet.

Erreur de montant

Sauf que tout ceci est faux. La maison Hardrige, ou plutôt la Sarl les chaussures de la Bièvre, a bien remporté un appel d’offres, comme on peut le voir sur le site francemarche.com, mais pas du tout pour un montant de 760 000 euros. Conclu le 9 octobre 2024, ce marché, portant sur 300 paires par an sur quatre ans, l’a été pour la somme de 27 234 euros par an. Soit en moyenne 90 euros (hors taxe) la paire. Le montant de 760 000 euros correspondait en réalité à ce que l’on appelle la «valeur maximale de l’accord-cadre».

Dans un précédent article sur les commandes de champagne par l’Elysée, Philippe Guellier, avocat en droit public des affaires, expliquait que cette «valeur maximale» correspondait à «la limite maximum que l’institution qui contracte se donne».

«Depuis l’arrêt Simonsen de la Cour de justice de l’Union européenne de 2021, poursuivait-il, c’est une donnée qui doit obligatoirement figurer pour tout accord-cadre à bons de commande.» Et de manière générale, cette valeur maximale est fixée pour se prémunir de l’évolution des prix : «Le plafond ne peut pas être révisé, car il rendrait nul le marché en cours.»

Contacté par CheckNews, le PDG de la Sarl les chaussures de la Bièvre confirme que le prix du marché était bien de 27 234 euros pour 300 paires. «La confusion dans l’article des Echos vient sans doute de moi : je ne pouvais pas lui donner mes prix, pour des raisons de concurrence, et je lui ai donc parlé de la valeur maximale du marché», explique l’homme qui a demandé au quotidien économique de corriger son papier. Et d’expliquer que les chaussures concernées, six à huit gammes pour hommes et femmes, comprennent des modèles de tout type à destination des personnels de Matignon (chauffeurs, hôtesses d’accueil, serveur…), pour des prix allant de 58 à 108 euros hors taxe la paire. Et de conclure : «C’est un marché plutôt honorifique pour nous, puisque notre chiffre d’affaires est de 12 millions d’euros. Mais nous sommes très heureux de l’avoir obtenu.»

Auprès de CheckNews, Matignon confirme que l’ « information » qui circule « est totalement fausse ». Et de préciser : « Ces chaussures de ville sont destinées aux conducteurs, aux huissiers, aux agents d’accueil et au personnel des intendances. Le marché ne se limite pas aux services de Matignon et bénéficie également à d’autres structures publiques comme la CNIL, le SGDSN, le GIC et le CESE. En ce qui concerne le montant des chaussures commandées, les prix varient entre 63,99€ HT et 126€ HT. Quant à la somme de 760 000€ rapportée, il ne s’agit pas d’un engagement de commande passée mais d’un plafond à ne pas dépasser sur une durée de 4 ans.»