Faut-il blâmer la loi ? Est-ce à cause d’elle que, dans l’affaire des violences sexuelles commises sur des nourrissons à l’hôpital de Montreuil, les deux suspects n’ont pas été placés en détention provisoire ? C’est en tout cas ce que suggère une publication de Gérald Darmanin, postée sur le réseau social X mardi 5 août. Le ministre de la Justice y écrit : «La loi ne permet pas de placer certains individus en détention provisoire, alors que les faits qu’ils ont commis choquent profondément les Français et que nous devons protection aux enfants. C’est le cas de l’infirmière qui aurait agressé sexuellement des nourrissons.»
Cette infirmière à laquelle il fait référence, c’est Juliette S. Samedi 2 août, la jeune femme a été mise en examen pour agressions sexuelles sur mineurs. Elle s’était dénoncée à la police trois jours plus tôt. Face aux enquêteurs, elle a expliqué avoir agi sous l’emprise de son ex-compagnon, Redouane E. Interpellé jeudi, il a également été mis en examen, pour complicité d’agressions sexuelles.
A l’issue de leur garde à vue, les deux mis en cause sont ressortis libre. Le temps de l’instruction, ils ont été placés sous contrôle judiciaire. Une mesure assortie d’une interdiction de se contacter l’un et l’autre, de se rendre en Seine-Saint-Denis et d’exercer un métier en lien avec des mineurs.
«Position qu’il assume parfaitement»
Au grand dam des manifestants qui s’étaient réunis devant l’hôpital de Montreuil samedi, et des dizaines d’internautes qui se sont émus de l’affaire. Mais le placement sous contrôle judiciaire a aussi été décidé contre l’avis du parquet, qui avait requis leur placement en détention provisoire. Et qui a donc fait appel. Gérald Darmanin, lui, ne se contente pas de contester la décision, mais va donc encore plus loin, en remettant directement en cause le contenu de la loi.
Contacté, le cabinet du garde des Sceaux commence par préciser que ce tweet exprime «une position qu’il assume parfaitement et qui est partagée par de nombreux Français qui l’ont interpellé». Invité à préciser le message que voulait faire passer le ministre, son entourage répond que quand un délit a été commis, «le trouble à l’ordre public ne peut être un critère de placement en détention provisoire». On comprend donc qu’à son sens, si le trouble à l’ordre public causé par cette affaire avait pu être retenu comme critère, les deux suspects auraient été placés en détention provisoire.
Un argument qui ne convainc pas les experts interrogés par CheckNews. D’abord, parce que le code de procédure pénale prévoit bien d’autres critères qui auraient pu être retenus pour ordonner un placement en détention provisoire dans ce dossier. Quand un délit qui est reproché, l’article 143-1 circonscrit la détention provisoire aux cas où les personnes encourent une peine supérieure à trois ans de prison. En l’occurrence, cette condition se vérifie, puisque la peine encourue pour une agression sexuelle sur mineur s’élève à sept ans de prison. Il faut alors se référer à l’article 144, qui recense les possibles motifs de la détention provisoire – la mesure n’est ordonnée que lorsqu’elle «constitue l’unique moyen de parvenir à l’un ou plusieurs des objectifs» énumérés. Le trouble à l’ordre public n’arrive qu’en septième et dernière position dans la liste.
«Eviter un futur passage à l’acte»
«Pour l’essentiel, il s’agit de prévenir des risques» relatifs aux agissements des mis en cause, résume à CheckNews l’avocat pénaliste Philippe-Henry Honegger : «Soit qu’ils recommencent, soit qu’ils prennent la fuite, soit qu’ils dissimulent des preuves, soit qu’ils exercent des pressions sur les témoins, soit qu’ils se concertent.» Dans l’affaire qui nous intéresse, le risque de réitération a été écarté. Car les faits sont «relativement circonscrits», relève Philippe-Henry Honegger : ils ont été commis au sein de l’hôpital de Montreuil, entre décembre 2024 et janvier 2025. Dans le cadre du contrôle judiciaire, qui impose de ne plus se déplacer en Seine-Saint-Denis et de ne plus travailler au contact de mineurs, les suspects sont «sortis de ce contexte». Ce qui peut suffire à «éviter un éventuel futur passage à l’acte».
Quid du risque de voir les deux mis en cause prendre la fuite ? Selon nos confrères du Parisien, le juge a estimé qu’il était limité, dans la mesure où «tous les deux sont particulièrement insérés» dans la société. Leur «parcours sans accroc», aucun des deux n’étant défavorablement connu de la justice, a également «joué en leur faveur».
Le code de procédure pénale prévoit un autre objectif, qui peut paraître plus surprenant : celui d’assurer la protection des personnes mises en examen. L’affaire de Montreuil est partie des réseaux sociaux. Les visages et identités des suspects y ont été dévoilés. Et certains internautes ont exprimé leur intention de se faire justice. Mais une autre réalité a sans doute pris le dessus, avance Philippe-Henry Honegger : «Si on veut protéger une personne mise en cause dans une affaire sexuelle, on ne la met pas en prison.» La détention peut s’avérer plus dangereuse, puisque les délinquants présentant ce profil «se font tout le temps tabasser» par les autres détenus.
Promotion de son projet de loi
Quant au dernier critère, celui du trouble à l’ordre public, il n’était pas applicable en l’espèce, car réservé aux affaires criminelles. C’est ce que Gérald Darmanin reproche à la loi, et qu’il promet de changer, dans le cadre d’une réforme de la justice pénale devant être présentée en conseil des ministres à la rentrée, et dévoilée dans la presse fin juillet. Or l’un des articles de ce projet de loi consiste justement à «intégrer le trouble à l’ordre public dans les critères de la détention provisoire délictuelle».
Son tweet se conclut ainsi : «Avec le texte de loi que je propose, ces individus pourront être mis hors d’état de nuire dès leur mise en examen.» Sauf que là aussi, l’argument est rejeté par les spécialistes du droit pénal.
Il faut revenir à la lettre de l’article 144. Il prévoit que la détention provisoire peut avoir pour objet de «mettre fin au trouble exceptionnel et persistant à l’ordre public provoqué par la gravité de l’infraction, les circonstances de sa commission ou l’importance du préjudice qu’elle a causé», puis précise que «ce trouble ne peut résulter du seul retentissement médiatique de l’affaire». Dès lors, ce critère n’a vocation à s’appliquer que dans un nombre de cas très restreints. «Cette disposition a précisément été construite pour que le trouble à l’ordre public ne puisse pas justifier le placement en détention provisoire» de toute personne mise en examen, atteste Olivier Cahn, professeur de droit pénal à l’Université Paris Nanterre.
La détention doit rester l’exception
Par sa rédaction, insiste Philippe-Henry Honegger, l’article 144 réserve ce motif «aux infractions les plus exceptionnelles, les plus graves, qui créent un trouble à l’ordre public tel qu’il est en plus persistant». Et donc, par définition, «seuls les crimes» sont concernés, selon l’avocat, «mais même pas tous les crimes, seulement les plus exceptionnels et les plus graves». L’affaire Nahel fournit un bon exemple de trouble à l’ordre public persistant. Le risque de provoquer de nouvelles émeutes a justifié, pendant plusieurs mois, le maintien en détention provisoire du policier auteur du tir mortel.
Par conséquent, quand bien même le critère du trouble à l’ordre public serait étendu aux délits, il aurait très peu de chances de s’appliquer à une affaire telle que celle survenue à Montreuil. Il faut en effet de solides raisons pour placer une personne en détention provisoire, et pas seulement que l’opinion publique s’émeuve d’un fait. En droit français, la liberté reste le principe, et la détention l’exception.
Ce que rappelle l’article 137 du code de procédure pénale. Les personnes mises en examen sont censées demeurer libres. Elles peuvent toutefois être placées sous contrôle judiciaire, «en raison des nécessités de l’instruction ou à titre de mesure de sûreté». Si cette mesure «se révèle insuffisante», elles peuvent être assignées à résidence avec surveillance électronique. C’est seulement quand cela ne suffit toujours pas que peut être envisagée la détention provisoire.
Une autre version de la loi n’aurait donc rien changé à la décision du juge concernant l’infirmière et son ex-compagnon, conclut Olivier Cahn. En l’espèce, le magistrat en charge du dossier a estimé qu’il n’était pas satisfaisant de les laisser complètement libres, «mais que le contrôle judiciaire suffisait».