Enfin «la vérité émerge». Dans un livre lourd de 471 pages, publié aux Editions l’Artilleur, Pierre Chaillot, alias «Décoder l’éco» sur YouTube, alias Pierre Lécot sur Francesoir, revient sur la pandémie qui a paralysé la planète en 2020 et 2021. Titré Covid-19 : ce que révèlent les chiffres officiels, l’ouvrage, préfacé par le sociologue Laurent Mucchielli et postfacé par l’épidémiologiste Laurent Toubiana, entend démonter l’«hypothèse gouvernementale» d’une surmortalité causée par le virus, et d’une limitation de celle-ci par les mesures de distanciation sociale. Pour Chaillot, ce sont au contraire les confinements qui ont tué, mais aussi les vaccins, pour lutter contre des microbes dont la responsabilité dans les maladies, selon l’auteur, est loin d’être démontrée. Tout comme le principe même de la propagation épidémique. Ses théories, aussi bancales dans cet ouvrage que dans ses vidéos, font pourtant un tabac en librairie, l’ouvrage ayant passé plusieurs semaines dans le haut du classement des ventes en France.
Retour, dans ce premier article, sur son affirmation selon laquelle il n’y a pas eu de surmortalité en 2020 ni de saturation hospitalière. Dans un second texte, nous analysons ses affirmations sur l’absence présumée d’épidémie et la létalité supposée des vaccins.
Pas de surmortalité
La question du bilan humain du Covid-19 est un vrai sujet. D’abord parce que la mesure de la surmortalité implique de choisir une période de référence (qui fait toujours débat), ensuite parce que le bilan auquel on aboutit peut être apprécié diversement, relativement à d’autres épisodes de mortalité. CheckNews s’était déjà penché sur ces controverses de chiffres, nourries notamment par Hervé Le Bras, directeur d’études à l’EHESS, qui avait produit des calculs «nuançant», selon lui, «la gravité de l’épidémie». Mais dans ce débat, Chaillot va (beaucoup) plus loin. Et avec des méthodes plus que contestables.
Selon le youtubeur, non seulement il n’y a pas eu d’hécatombe en France du fait du Covid-19, mais l’année 2020 aurait connu une mortalité équivalente à celle de 2015 et serait «la septième année la moins mortelle de toute l’histoire de France». Comment en arrive-t-il à cette conclusion ? L’auteur explique en préalable que pour confronter les différentes mortalités selon les années, il est nécessaire de «standardiser les décès pour pouvoir comparer les chiffres sur la base de populations identiques en taille et en structure par âge». C’est ainsi qu’en «appliquant la population par âge de 2020 à toutes les années du passé», il ressort que cette année-là «n’est pas du tout une année de record de mortalité».
Si l’on prend cet indicateur pour base, 2020 est en effet une des années de plus basse mortalité depuis 60 ans. Et sans doute même depuis toute l’histoire de France. Et pour cause : ce qu’oublie de préciser Chaillot à ce stade, c’est qu’en raison du progrès social et scientifique, le risque de décès à chaque âge ne cesse – historiquement – de diminuer.
C’est pour cette raison que l’Insee raisonne en termes de «mortalité attendue», qui permet d’intégrer tous les paramètres. Pour mesurer l’impact de l’épidémie de Covid-19 sur le nombre de décès, l’institut compare ainsi les décès observés toutes causes confondues «à ceux attendus en l’absence d’épidémie, en prenant en compte l’augmentation et le vieillissement de la population, ainsi que la tendance à la baisse des risques de décès à chaque âge, quasi continue depuis plusieurs décennies». Cet écart entre décès observés et attendus «mesure à la fois les effets directs et indirects de l’épidémie de Covid-19, mais aussi les effets de moindre ampleur d’autres phénomènes propres à l’année 2020 et 2021 et indépendants de l’épidémie, comme une canicule plus ou moins forte, un virus de la grippe plus ou moins dangereux».
Ainsi, selon une étude de l’Insee de mai 2022, «si les quotients de mortalité par sexe et âge avaient baissé en 2020 au même rythme qu’au cours de la dernière décennie, 622 300 décès auraient eu lieu en 2020 en l’absence d’épidémie de Covid-19, soit 9 000 de plus qu’en 2019». Cette hausse aurait été le «résultat combiné de trois facteurs : + 14 000 décès en raison de l’augmentation et du vieillissement de la population qui accroissent mécaniquement le nombre de décès, à probabilité de décéder à chaque âge identique en 2020 à celle de 2019 ; + 1 900 décès du fait que l’année 2020 est bissextile et compte donc un jour de plus que 2019 ; – 6 900 décès à la suite de la baisse tendancielle des quotients de mortalité».
Avec 668 900 décès survenus sur l’ensemble de 2020, il y a donc eu 46 700 décès de plus qu’attendu, note l’Insee. Dans le détail, il y a eu 8 900 décès de moins qu’attendu en janvier et février 2020, notamment du fait d’une grippe peu meurtrière, alors que de mars à décembre 2020, «période où l’épidémie de Covid-19 a occasionné de nombreux morts en France, le nombre de décès a au contraire dépassé de 55 600 le nombre attendu».
En 2021, «si les quotients de mortalité par sexe et âge avaient baissé au même rythme qu’au cours de la dernière décennie, ajoute l’Insee, 622 500 décès auraient eu lieu : + 23 100 décès par rapport à 2019 en raison de l’augmentation et du vieillissement de la population et -13 800 décès à la suite de la baisse attendue des quotients de mortalité». Or 661 600 décès se sont produits, «soit 39 100 décès de plus qu’attendu». Au total, sur cette première période de l’épidémie, de mars 2020 à décembre 2021, «l’écart entre le nombre de décès observés et attendus est donc de 95 000 décès».
Cette étude n’a pas échappé à Pierre Chaillot. Mais dans un chapitre modestement titré «Cas d’école de ce qu’il ne faut pas faire», l’auteur estime que cette méthodologie revient à ne «pas relever le nez de sa copie». Principal reproche : avoir choisi la période 2010-2019 pour calculer la baisse attendue du quotient de mortalité en 2020 et 2021, alors que la baisse de la mortalité avait fortement ralenti à partir de 2014.
L’Insee, dans sa note, le reconnaît : «La tendance de la décennie 2010-2019 est retenue ici, car elle inclut le ralentissement de la hausse de l’espérance de vie depuis 2014, mais aussi des gains d’espérance de vie antérieurs un peu plus importants.» Et donne le détail, qui montre que le choix d’une autre période de référence pour le calcul du quotient de mortalité n’aurait pas changé grand chose : «La baisse des quotients de mortalité, combinée à l’augmentation du nombre de personnes âgées, aurait conduit en 2020 à une hausse de 4 100 décès s’ils avaient baissé à chaque âge au même rythme qu’entre 2000 et 2014, à une hausse de 11 000 décès au rythme de 2014-2019, et à une hausse de 9 000 au rythme de 2010-2019».
Autrement dit, la différence n’est que de 2 000 décès si la période retenue avait été 2014-2019, comme préconisé par Chaillot, au lieu de 2010-2019. Résultat : le nombre de décès supplémentaires constatés par rapport à ceux attendus n’aurait pas été de 46 700 mais de 44 700… Soit à peine 4 % de différence.
Souhaitant cependant prouver qu’il n’y a pas eu de surmortalité avec le Covid-19, l’auteur va alors comparer avec l’année de plus forte mortalité de ces dernières années : 2015. Or l’année précédente, 2014, avait été marquée par baisse de la mortalité – ce qui n’était pas le cas de 2019 – et cumulait une forte grippe et des périodes de canicule. Difficile d’en faire une référence.
A noter, par ailleurs, que l’auteur fait une erreur dans son exercice de prolongation des quotients de mortalité. Souhaitant se moquer de l’Insee et de la façon dont l’institut projette l’évolution de la baisse de la mortalité, il explique ainsi : «Pour enfoncer le clou, si nous prolongeons la tendance linéaire, nous découvrons qu’en 2068, le taux de mortalité devient nul. Cela signifie qu’à cette date, les personnes de plus de 80 ans ne mourront plus du tout. Encore mieux, au-delà de 2068, les personnes de plus de 80 ans vont ressusciter. La seule conclusion qui s’impose est que cette tendance à la baisse va nécessairement s’arrêter.»
Sauf que l’institut ne procède pas ainsi. «Nous appliquons une tendance linéaire sur le logarithme des quotients de mortalité, et non pas sur les quotients, explique à CheckNews Sylvie Le Minez, cheffe de l’unité «Etudes démographiques et sociales» de l’institut. Si les quotients de mortalité ont baissé en moyenne, par exemple, de 1 % par an à un âge donné entre 2010 et 2019, il est supposé qu’ils vont à nouveau baisser de 1 % par an à cet âge de 2020 à 2022. Les quotients ainsi projetés ne peuvent pas être nuls en 2068, ni négatifs après 2068.»
Enfin, s’il n’y a pas eu plus de morts, c’est aussi en raison de la mise en place sur cette période de plusieurs mesures de distanciation sociale (confinement et couvre-feux), qui ont permis d’enrayer l’épidémie, et donc le nombre de décès.
Pas de saturation hospitalière
Pas «d’hécatombe», donc, selon l’auteur, et pas de saturation hospitalière non plus, si ce n’est dans la presse. «Comme nous l’avons vu, les médias jouent leur rôle très tôt autour de la Covid, diffusant la peur parmi la population, avance-t-il. Le nombre de morts fait son effet, la saturation hospitalière également. Des hôpitaux qui débordent assurent de l’audience. Dès les premiers malades déclarés dans l’Est, les médias nous abreuvent d’articles sur les hôpitaux saturés qui doivent évacuer des malades, ou même sur les hôpitaux parisiens qui “s’attendent” à être saturés.»
Là encore, la question de la mesure de la saturation hospitalière a été un sujet complexe. Certains indicateurs mis en place par les autorités avaient pu exagérer cette pression sur l’institution. Citons notamment le (très mal nommé) taux d’occupation des lits en réanimation, qui obéissait à une méthodologie peu claire, l’amenant à afficher lors des pics des taux d’occupation des lits par les patients Covid supérieurs à 100 %. Un indicateur trompeur sur lequel CheckNews s’était plusieurs fois penché. Mais Chaillot pêche à nouveau par l’excès inverse, quitte à mésinterpréter les données disponibles.
Ainsi, la preuve de l’absence de saturation hospitalière serait fournie, selon lui, par un rapport de l’agence technique de l’information sur l’hospitalisation (ATIH), qui «a notamment révélé que les hospitalisations pour cause de Covid-19 n’ont finalement représenté que 2 % du nombre d’hospitalisations en 2020». Une activité «presque insignifiante au regard des 11 millions de séjours d’hospitalisation [l’auteur ici se trompe, il s’agit du nombre de patients, le nombre de séjours étant, lui, de 16,5 millions, ndlr]».
Or comme nous l’avions expliqué à l’époque dans un précédent article, ces chiffres globaux, que l’on peut effectivement trouver faibles a priori, ne permettent pas de mesurer (ou de nier) l’impact du Covid sur l’activité hospitalière. Lequel est d’ailleurs évoqué très explicitement dès le préambule du rapport : «En 2020, la crise sanitaire induite par la pandémie de Covid-19 a fortement impacté l’activité des établissements de santé.»
Premier point : les pourcentages de 2 % (et de 5 % pour les soins critiques) concernent le nombre de patients Covid hospitalisés, mais ne tiennent pas compte de la durée des hospitalisations, qui a été plus longue pour les patients Covid-19 que pour les patients non Covid, que ce soit pour l’hospitalisation standard ou les soins critiques (1). En regardant non plus le nombre d’admissions, mais le nombre de journées d’hospitalisation, les pourcentages doublent quasiment. Ainsi, les patients Covid ont représenté 2 % du total des admissions, mais 4 % du total de journées d’hospitalisation en 2020. En soins critiques, les patients Covid ont représenté 5 % des admissions, mais 8 % des journées d’hospitalisation. Pour les seuls services de réanimation, les plus en tension à l’époque, les patients Covid ont représenté 11 % du nombre de patients admis en 2020, mais 19 % des journées d’hospitalisation sur l’année.
Surtout, cette pression hospitalière liée au Covid n’a pas été constante sur 2020. Elle a très fortement varié au gré des deux vagues épidémiques de l’année. Ainsi, pendant près d’un mois, à compter de la fin du mois de mars, le nombre quotidien de patients en cours d’hospitalisation pour Covid dépassait 30 000, indique le rapport de l’Atih. Un pic également atteint mi-novembre. A l’inverse, pendant près de trois mois entre mi-juin et mi-septembre, ce nombre de patients hospitalisés était inférieur à 5 000, soit plus de six fois moindre. Pendant un mois, entre juillet et août, le nombre de patients Covid hospitalisés est même descendu à 2 500, selon le rapport. Soit 14 fois moins que le pic de 35 000 hospitalisations pour Covid atteint en avril. Le calcul de la part des patients Covid sur la totalité des patients sur toute l’année aboutit à ainsi «lisser» ces fortes variations, et ne rend donc pas compte des phases de saturation hospitalière lors les pics épidémiques.
La saturation, par ailleurs, concernait essentiellement les soins critiques, qui regroupent les réas à proprement parler, les soins intensifs et les soins continus, avec une hausse de 10,5 % du nombre de jours d’utilisation de lits de réanimation en 2020. Certes, admet Chaillot, mais cette hausse s’est aussi faite dans le cadre d’une forte hausse du nombre de lits en réa, notamment par la transformation des lits de soins continus, explique-t-il. Et de rappeler, en citant la Cour des comptes, qu’«à compter de la mi-mars 2020, […] la création ex nihilo d’unités de réanimation éphémères a fait passer le nombre de lits installés de 5 080 en mars à 10 133 le 15 mai, avant de redescendre à 8 320 lits le 15 juin 2020». Conséquence, selon lui : «il est tout à fait normal d’observer une chute de l’utilisation des lits de soins continus et une augmentation de celle des lits de réanimation, puisqu’il y a eu un transfert entre les deux. Ainsi, le nombre de jours d’utilisation de lits de réanimation a augmenté de 10,5 % en 2020, par rapport à 2019, mais cette hausse est plus que compensée par la moindre utilisation des lits des services de soins continus».
Là encore, Chaillot raisonne en moyenne sur l’année, faisant mine d’oublier que la crise sanitaire a connu en 2020 deux vagues bien définies. Or, lors du pic de la première vague, si le nombre de lits a doublé à la fin du printemps, le nombre de journées en réa a augmenté de 17,9 % entre février et mars 2020, puis de 40,5 % entre mars et avril, selon la Drees. Soit près de 66 % en seulement deux mois. En novembre, la hausse s’élève à 50 % par rapport à 2019, mais est sous-estimée, la Drees ne retenant que les séjours terminés dans l’année.
Par ailleurs, si les autorités sanitaires ont communiqué tardivement sur le taux réel d’occupation des services de réas, les fois où elles l’ont fait, le chiffre témoignait bien d’une quasi-saturation. En avril 2021, on apprenait que même si les réas étaient passées à 7 906 lits «installés», soit 2 800 de plus qu’au début de la crise, 7 100 étaient occupés : 3 800 par des patients Covid (55 %) et 3 300 par des patients non-Covid (45 %). Soit un taux d’occupation de 90 %, selon la direction générale de l’offre de soins (DGOS). Et s’il était encore possible d’augmenter le volume de lits, c’était en allant puiser un peu plus encore dans les plateaux techniques en chirurgie, en orthopédie ou en cardiologie. C’est-à-dire en continuant de déprogrammer des opérations, un phénomène dénoncé par Chaillot lui-même. En janvier 2022, alors que le nombre de lits en réanimation s’établissait à 6 700, ils étaient toujours occupés à 93 % (57 % par des patients non Covid ou venus pour d’autres raisons que le Covid et à 43 % par des patients Covid-19). Des chiffres connus bien avant la rédaction de son livre par Chaillot, et au cœur de son sujet, mais que l’auteur a visiblement choisi d’ignorer.
Enfin, si l’on regarde la part des décès en lien avec le Covid survenus à l’hôpital, elle apparaît en proportion bien supérieure à la part des patients Covid admis. Sur l’année 2020, les décès pour Covid ont représenté 12 % du total des décès hospitaliers (pour seulement 2 % des patients admis), 13 % des décès en soins critiques (pour 5 % des patients admis), et 16 % des décès en réanimation (pour 11 % des patients admis).
Pas de malades
Après l’absence de morts et de saturation hospitalière, l’auteur chercher à montrer qu’il n’y a pas eu de malades, et très peu de cas. Dans ce chapitre, Chaillot recycle une veille rengaine des «rassuristes», défendue notamment par l’épidémiologiste controversé Laurent Toubiana, qui consiste à se focaliser sur la – faible – remontée des cas de contamination par le réseau de généralistes Sentinelles. «Le nombre de malades diagnostiqués Covid-19 par [ce] réseau en France métropolitaine en une semaine n’a jamais atteint 150 pour 100 000 habitants. Par comparaison, pendant l’hiver 2014-2015, le nombre de malades de la grippe a atteint plus de 830 pour 100 000 habitants, près de six fois plus», écrit l’auteur.
Or comme nous l’avions déjà expliqué à l’époque, les chiffres du réseau Sentinelles ne concernent que les patients symptomatiques repérés en médecine générale (nombre de patients positifs passés par les médecins du réseau, extrapolé ensuite au nombre de patients en médecine générale en France). «Nous ne recensons que les cas venus en consultation chez les médecins généralistes, et qui présentent une forme d’infection respiratoire aiguë, confirmés ensuite par un test positif, nous expliquait à l’époque Thierry Blanchon, vice-président du réseau Sentinelles. Il ne s’agit donc que d’une fraction des cas de Covid-19 en France.»
De nombreuses personnes atteintes par le Sars-CoV-2, en effet, n’ont pas fait pas l’objet d’une consultation en ville. Soit parce qu’elles sont passées par les urgences ou le Samu, soit parce qu’elles ne présentaient pas – ou peu – de symptômes et se sont contentées de s’isoler chez elles.
Les chiffres communiqués par Santé publique France, en revanche, regroupent tous les tests positifs réalisés en France, de personnes symptomatiques comme asymptomatiques, à l’hôpital comme en laboratoire de ville, et sous forme PCR comme antigénique (remontés par le dispositif Si-Dep). D’où leur valeur beaucoup plus importante que ceux du réseau Sentinelles.