En marge d’une réception à Beauvau, le ministre de l’Intérieur et ex-maire de Tourcoing a déclaré «dans le Nord, je suis dans le pays réel». Et d’ajouter, en défense de sa loi sur l’immigration, «qu’entre ce que les gens disent à Tourcoing et les commentaires que l’on entend dans certains milieux, ce n’est pas un fossé avec le peuple, c’est un canyon».
Sur le réseau social X, le premier secrétaire du Parti socialiste, Olivier Faure, a dénoncé l’emploi de l’expression «pays réel» par Gérald Darmanin, évoquant l’emprunt à Charles Maurras.
Il ne nous manquait plus que la distinction entre « pays légal et pays réel » pour retrouver les œuvres complètes de Maurras. Le populisme d’extrême droite a de beaux jours devant lui.
— Olivier Faure (@faureolivier) December 21, 2023
La terre ne ment pas même si elle porte en elle xénophobie et racisme. https://t.co/shq7wRWKjH
Sur la même plateforme, un journaliste du Figaro ironise sur l’emploi de cette expression par le ministre, relevant que «dans le décret de dissolution de [l’association d’extrême droite] Civitas, Gérald Darmanin expose que l’emploi de l’expression “pays réel” par cette association constitue “une exaltation de la collaboration”. Mais je ne sais pas si un ministre peut s’autodissoudre».
Un correspondant taquin me glisse que dans le décret de dissolution de Civitas, Gérald Darmanin expose que l'emploi de l'expression "pays réel" par cette association constitue "une exaltation de la collaboration".
— Paul Sugy (@PaulSugy) December 21, 2023
Mais je ne sais pas si un ministre peut s'auto-dissoudre. pic.twitter.com/XtBfxhf2fH
La dissolution de Civitas a été prononcée par le président de la République le 4 octobre, par décret, «au regard de l’ensemble des éléments» qui y sont listés, et non un seul. L’exposé des éléments se déroule, d’ailleurs, sur plusieurs pages.
Un préambule rappelle qu’une association peut notamment être dissoute si elle a pour objet ou action de «rassembler des individus ayant fait l’objet de condamnation du chef de collaboration avec l’ennemi», soit «d’exalter cette collaboration». Or, relève le décret, Civitas «organise des rassemblements en hommage ou en soutien à des personnalités emblématiques de la collaboration ou les présente comme des références idéologiques», tels Brasillach (présenté comme victime «d’un délit d’opinion» et «de l’épuration gaullo-communiste»), Maurras, ou Pétain. Le décret relève que «cette posture d’exaltation de la collaboration se retrouve encore dans l’appellation des rassemblements de l’association Civitas dénommés “Fête du Pays réel”, en référence au journal de Léon Degrelle, chef du mouvement belge REX dans les années 30, collaborateur de l’Allemagne nazie, proche d’Hitler et engagé volontaire dans la Waffen SS». L’emploi de l’expression, par cette association et dans ce contexte, est ici considéré comme une référence explicite à cette figure collaborationniste. De nombreux autres éléments à charge sont cités dans le décret, appuyant d’autres motifs de dissolution d’une association.
Jeu avec les références de l’extrême droite
«Le Pays réel» est le nom du journal fondé en 1936 pour promouvoir les idées du mouvement rexiste. L’expression est plus généralement associée à l’œuvre de Charles Maurras, qui l’a popularisée dans les pages de son journal l’Action Française, opposant «le pays légal» (ceux qui votent les lois) au reste de la population. L’expression (sporadiquement en usage au XIXe siècle, par exemple chez Victor Hugo) est, depuis lors, considérée comme connotée à l’extrême droite. Le slogan de Radio Courtoisie, antenne de la droite de la droite, fut par exemple longtemps «la radio du pays réel et de la francophonie».
De ce fait, la juxtaposition de ces mots dans les prises de paroles politiques est restée très rare, sinon anecdotique, jusque dans la dernière décennie – avec des contextes d’énonciation qui laissaient peu de champ à la polémique. Jean-François Copé dit faire plus confiance «au pays réel qu’aux sondages» (août 2012), Julien Dray parle «d’un pays réel qui n’est pas représenté» dans le débat sur «la question du burkini, [qui] n’est pas la préoccupation de tous ceux que je côtoie» (septembre 2016). En novembre 2016, un député décrit un déplacement de Hollande en Haute-Garonne comme «une prise de contact avec le pays réel, pas le pays des VIIe ou VIIIe arrondissements parisiens».
Les premières controverses franches semblent dater de 2018, lorsque Laurent Wauquiez introduit dans son discours l’expression de «France réelle», dans ce que divers observateurs considèrent comme un jeu avec les références de l’extrême droite. Inculture historique, ou appel du pied à la frange la plus radicale de son électorat ? La question reste en suspens. Lorsque, en novembre 2018, Benjamin Griveaux, porte-parole du gouvernement, croit citer l’historien et résistant Marc Bloch et déclare «c’est le pays légal qui rencontre le pays réel» (pour parler des voyages ministériels en région), l’erreur est rapidement relevée, et l’emprunt à Maurras commenté. En février 2020, c’est Emmanuel Macron lui-même qui joue de l’opposition maurrassienne entre «pays légal» et «pays réel», en déclarant : «Le problème qu’on a, politiquement, c’est qu’on a pu donner le sentiment à nos concitoyens qu’il y avait un pays légal et un pays réel. Et que nous, on savait s’occuper du pays légal – moi le premier – et que le pays réel ne bougeait pas.» Auprès du Figaro, l’entourage d’Emmanuel Macron réfute alors une référence explicite à l’auteur : «Maurras n’est pas lu à l’Elysée. Le président de la République ne puise pas son inspiration dans la pensée contre-révolutionnaire. Cette distinction est une façon de répondre au procès en déconnexion et de rappeler qu’il faut écouter l’électorat populaire.» Dans ce contexte, le Figaro note alors que l’expression «pays réel» avait été employée quelques jours plus tôt par Clémentine Autain («Il s’agit de faire écho à ce qui se passe dans le pays réel, au-delà de l’hémicycle et du ronron assez étrange, très déphasé, que l’on entend ici»). Toutefois, la députée reviendra en 2023 sur l’usage de l’expression par Macron, jugeant la référence maurassienne caractérisée par l’opposition entre «pays réel» et «pays légal».
En février 2020 toujours, le député François Ruffin avait, dans l’hémicycle, fait une référence explicite à la sortie d’Emmanuel Macron – sans en commenter la filiation maurassienne : «Le président de la République lui-même a appelé votre attention sur le fossé qui existait entre le pays réel et le pays légal. Le pays légal se trouve ici même ; le pays réel, vous le connaissez un peu, quand vous êtes dans vos circonscriptions. Avec nous, c’est un parfum du pays réel qui pénètre dans l’hémicycle. Nous essayons d’être une incarnation de ce pays réel.»
Des signaux à son électorat
En mars, sur LCP, le député Renaissance François Cormier-Bouligeon mobilise les concepts maurrassiens en refusant tout référendum pouvant invalider la réforme des retraites par peur «d’entériner ce que disait Charles Maurras : la distinction entre le pays réel et le pays légal». La dernière allusion en date au «pays réel», que l’on doit donc à Darmanin, joue encore une variation sur le thème, puisqu’elle met sur le même plan le texte de la loi immigration et les sentiments supposés des représentants du «pays réel». Ce dernier, dans cette formulation, ne s’oppose donc pas à un «pays légal» (comme le présuppose Olivier Faure) mais, dixit Darmanin, «au monde médiatico-parisien» qui dénonce son texte. Sollicité afin de détailler le contexte de l’utilisation de cette expression, le cabinet du ministre de l’Intérieur n’a pas encore donné suite.
A noter que ce n’est pas la première fois que Gérald Darmanin manie les expressions afin d’envoyer des signaux à diverses franges de son électorat – comme son «ça va bien se passer», transparent clin d’œil aux trolls masculinistes, en 2022. Et pour défendre sa loi immigration, il n’a pas hésité à citer à l’Assemblée… Jacques Bainville, figure de l’Action française. En choisissant dans la prose de l’académicien proche de Maurras des lignes guère polémiques («comme [Bainville], nous pensons que l’immigration fait partie de la France et des Français»), tout en signalant à la tribune que l’auteur fait partie de ses références culturelles.