Vous nous interrogez sur des propos répétés dans plusieurs émissions de télévision et dans la presse par un dénommé Marc Doyer. Sa femme, âgée de 72 ans, a été diagnostiquée pour la maladie de Creutzfeldt-Jakob peu de temps après avoir été vaccinée. Il se dit convaincu que les deux évènements sont liés. Cette thèse a été relayée, sans recul critique, dans des médias comme Public.fr. En novembre et décembre 2021, plusieurs articles de presse avaient déjà expliqué pourquoi cette thèse n’avait rien de vraisemblable. Deux mois plus tard, les spécialistes de la maladie de Creutzfeldt-Jakob confirment que rien n’est venu modifier, de près ou de loin, ce constat.
«La maladie de Creutzfeldt-Jakob est une maladie à incubation très lente, nous explique Jean-Philippe Brandel, neurologue à la Pitié-Salpétrière et coordinateur de la cellule nationale d’Aide à la Prise en charge des maladies de Creutzfeldt-Jakob. On est plus proche de la dizaine d’années que de quelques jours ou de quelques semaines.»
«Les maladies à prions, comme Creutzfeldt-Jakob, sont provoquées par une protéine prion dont la conformation devient anormale, détaille Jean-Philippe Brandel. La présence de cette protéine anormale va entraîner le repliement anormal des autres protéines prions normales que nous avons naturellement à la surface de nos neurones.» Dans l’essentiel des cas, «l’anomalie initiale apparaît sans cause connue, et se propage lentement». Toutefois, le grand public connaît surtout cette maladie pour les cas de transmission du prion, «avec les affaires liées à l’hormone de croissance, de la vache folle, ou à des greffes de dure-mère», poursuit le neurologue. «Dans le cas de l’hormone de croissance, autrefois fabriquée d’hypophyses prélevée chez l’humain, des enfants ont été accidentellement contaminés avec cette protéine anormale, au travers de leurs injections sous-cutanées d’hormones. Pour ces enfants, le délai d’apparition moyen a été de dix à quinze ans.»
La vaccination beaucoup trop récente
Dans d’autres cas de contamination, «les premiers symptômes ont également mis plusieurs années à apparaître». Dans le cas des rites cannibales des Papous de Nouvelle-Guinée, l’apparition de la maladie est au minimum de cinq ans. «Et si l’on prend le cas, très connu, de la maladie de la vache folle, le pic du nombre de cas chez les bovins a été atteint vers 1992. Le pic chez les britanniques atteints de la variante de la maladie de Creutzfeldt-Jakob ayant consommé des dérivés bovins contaminés, a été atteint en 2000. La vaccination contre le Covid-19 apparaît beaucoup trop récente pour que l’on puisse imaginer qu’elle soit la cause des maladies que l’on diagnostique aujourd’hui. C’est quelque chose qui ne nous paraît pas possible.»
Stéphane Haïk, neurologue responsable de l’équipe Maladie d’Alzheimer - Maladies à Prions au sein de l’Institut du Cerveau et de la Moelle épinière (ICM) et coordonnateur du Centre National de Référence des Prions, pousse l’hypothèse encore plus loin. « Même quand on inocule directement un prion infection, par voie intracérébrale chez un primate non-humain macaque, la maladie va mettre entre un à trois ans à se développer. Pour l’homme, l’introduction d’un prion infectieux par la voie la plus directe (avec des instruments neurochirurgicaux ou des électrodes cérébrales mal décontaminés, ce qui a eu lieu dans les années 70 avant que soient développées les procédures d’inactivation adéquates), le délai minimal d’apparition est supérieur à un an. Et on est là dans un scénario qui n’a rien à voir avec une infection liée à une injection par voie périphérique. »
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Stéphane Haïk, comme Jean-Philippe Brandel relèvent qu’il n’est pas plausible que le vaccin transmette un prion «puisque, selon nos informations, il n’y a pas dans ces préparations d’éléments biologiques susceptibles de contenir un prion d’origine exogène, bovin ou autre». «Mais même dans l’hypothèse où il y aurait eu un agent infectieux dans le vaccin, poursuit Stéphane Haïk, les délais d’apparition d’une maladie à prions sont – comme on l’a dit – sans commune mesure avec ce qui est rapporté» dans le cas récemment médiatisé. Pour être tout à fait exact, des supports biologiques sont bien utilisés dans l’élaboration des vaccins, mais le risque potentiel de contamination est anticipé et pris en compte en amont du développement de ces produits. De fait, une mention d’un risque théorique de contamination, lié à une maladie à prions, peut être retrouvée dans les documents d’évaluation des vaccins covid 19 publiés par l’Agence européenne du médicament (EMA). Pour le vaccin Comirnaty de Pfizer, par exemple, il est précisé que « les réactifs utilisés dans la fabrication de la substance active et dans l’établissement [des banques de cellules] sont les seules matières d’origine animale utilisées dans la fabrication de BNT162b2″. Il est mentionné que le laboratoire a identifié « comme principal risque théorique associé à ces ingrédients la contamination du produit par les agents de l’encéphalopathie spongiforme transmissible (EST) », précisant toutefois qu’il s’agit d’un « risque minimal. » Les stratégies choisies pour garantir que ce risque potentiel soit écarté sont dûment mentionnées dans les rapports.
Pourrait-on imaginer qu’un composant du vaccin puisse déclencher une anomalie sur une protéine prion ? Là encore, Stéphane Haïk répond par la négative. «Outre le fait qu’aucune donnée expérimentale ne soutienne cela, cela ajouterait une étape supplémentaire par rapport à une contamination directe, et cela impliquerait donc des délais encore plus grands.» (1) Et de résumer la situation de façon claire : «Lorsque la maladie apparaît quelques semaines ou quelques mois après une vaccination, il est impossible en l’état actuel des connaissances que ce soit lié à la transmission d’un prion ou à l’injection d’une molécule qui induirait une conformation anormale de la protéine prion.»
Pas de pic dans le nombre de cas avérés recensé
Pourrait-on, alors, imaginer qu’une réaction inflammatoire, ou une action d’une composante du vaccin, puisse accélérer l’apparition d’une maladie-sous-jacente ? Là encore, nous expliquent nos interlocuteurs, aucune donnée ne le suggère. Pas même les données épidémiologiques. «C’est une maladie dont la suspicion entraîne une obligation de déclaration, détaille Jean-Philippe Brandel. Chaque année depuis que le système de surveillance est pleinement déployé, on a toujours environ le même nombre de cas confirmés – environ 150 par an. Or, depuis la crise du Covid, ou depuis la vaccination, il n’y a pas eu d’augmentation du nombre de signalements, alors même qu’il y a eu plus de 50 millions de personnes vaccinées. Si un tel phénomène existait, on l’observerait.» Dans la base de données actualisée mensuellement, le nombre de cas recensés pour les deux dernières années apparaît même faible. «Ce n’est pas parce qu’il y a moins de cas dans l’absolu, mais parce que les analyses des cas prennent du temps. Quoi qu’il en soit, en l’état, je peux vous confirmer qu’il n’existe à ce jour aucun signal suggérant un phénomène d’accélération de l’apparition des cas de Creutzfeldt-Jakob.»
Par ailleurs, si l’on se focalise sur les chiffres des suspicions de maladie de Creutzfeldt-Jakob (et non des cas avérés), la moyenne annuelle des cas pour 2020 et 2021 (soit une année de potentiel sous-diagnostic et une année de rattrapage de ces diagnostics) est quasiment identique à la moyenne des trois années précédentes. «Il y a une surveillance active qui est en place, et l’on va continuer à surveiller de près si l’on y voit une augmentation significative du nombre de suspicions, commente le Dr Haïk. Mais pour le moment, ça n’est pas le cas.»
Jean-Philippe Brandel note que cette moyenne stable suggère aussi qu’il n’y a pas d’accélération du nombre de cas imputables à des infections au Sars-CoV-2. «Dès lors qu’on n’a pas établi de rapport entre l’épidémie de Covid et le Creutzfeldt-Jakob, on voit mal comment le vaccin pourrait avoir un lien, ajoute-t-il. Bien sûr, on va surveiller si, dans les mois ou les années à venir, quelque chose apparaît.»
Une maladie brutale et dévastatrice
Après avoir dressé ces constats, les neurologues expliquent pourquoi des patients sont susceptibles de croire, à tort, que le vaccin engendre la maladie. «En France, nous avons plus de 53 millions de gens qui ont reçu au moins une dose de vaccin, explique le Dr Brandel. Ce qui veut dire que dans une maladie qui touche chaque année en France à peu près deux cas par million d’habitants, vous allez forcément avoir, parmi eux, des gens qui vont déclarer la maladie, et qui l’auraient déclarée même s’ils n’avaient pas été vaccinés.» Son confrère Stéphane Haïk abonde en ce sens : «Chaque mois, on a dix à quinze cas qui apparaissent. Au vu du nombre de vaccinés dans la population, on aura forcément, chaque mois, des personnes nouvellement diagnostiquées qui ont été vaccinées dans les semaines ou les mois précédents.»
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Le Dr Haïk insiste sur le fait que «cette maladie est brutale et dévastatrice, entraînant une dégradation neurologique souvent très rapide, avec un retentissement dramatique sur l’entourage». Brandel, lui aussi, appelle «à prendre conscience qu’il s’agit d’une maladie réellement épouvantable. Dans les formes sporadiques [qui ne sont liées ni à une contamination, ni à une anomalie génétique, ndlr], qui représentent aujourd’hui la très grande majorité des cas en France, on ne sait pas pourquoi la maladie se déclenche. Mais lorsque vous avez une maladie grave telle que celle-ci, vous cherchez toujours un coupable. C’est normal, et je comprends les personnes qui sont confrontées à cela. Les gens dont les proches ont été vacciné, qui se voient diagnostiquer un Creutzfeldt-Jakob quelques semaines ou mois après, peuvent trouver là une explication qui semble aller de soi – d’autant plus qu’il s’agit d’un nouveau vaccin, pour une maladie récente… Que les patients et leurs proches se posent la question, c’est normal. En revanche, l’écho que ce questionnement doit trouver dans les médias doit s’accompagner d’une information médicale et scientifique objective.»
(1) A noter que ce scénario douteux a été défendu début 2021 par un anti-vaccin notoire, dans un article spéculatif publié dans une revue prédatrice (c’est-à-dire dont les critères de publication sont uniquement financiers, sans prérequis de qualité scientifique).