C’est l’une des polémiques qui a émaillé la campagne de Jordan Bardella pour les européennes. Une affiche montrant un gendarme en uniforme photographié de dos, avec l’inscription suivante : «Je suis gendarme. Le 9 juin, je vote Bardella !» Diffusé le 1er juin sur les réseaux sociaux du Rassemblement national, le visuel avait suscité l’ire du directeur de la gendarmerie nationale, Christian Rodriguez : «Vous semblez ignorer que le statut militaire interdit ce genre de message […] Ce message est inadmissible.»
Il était alors question du devoir de réserve auquel sont soumis les militaires, en vertu du statut inscrit dans le code de la défense : «Les opinions ou croyances, notamment […] politiques, sont libres. Elles ne peuvent cependant être exprimées qu’en dehors du service et avec la réserve exigée par l’état militaire.»
🔵 Je suis gendarme. Le 9 juin, je vote @J_Bardella !
— Rassemblement National (@RNational_off) June 1, 2024
Parce que je souhaite que les Français vivent en sécurité dans un pays où l'ordre est respecté et où on ne risque pas sa vie pour un regard de travers, le 9 juin je vote pour la liste de @J_Bardella !#VivementLe9Juin pic.twitter.com/wu7eaJbuS2
Les cadres du RN s’étaient alors empressés de réfuter les accusations de «détournement illégal de l’image de la gendarmerie» émanant de la liste de la majorité présidentielle. «Les mouvements politiques font très régulièrement des dizaines de communications, de visuels, pour présenter nos mesures à des professions, pour appeler ces professions à voter aux élections européennes», soutenait Jordan Bardella, interrogé à propos de la polémique par France Info le 3 juin.
«Plusieurs de mes images ont été utilisées sans mon accord»
Le même jour, le porte-parole du parti, Sébastien Chenu, affirmait sur le plateau de C à vous : «C’est tout à fait légal, on a vérifié tout ça.» Le député RN et policier Michaël Taverne répondait aux journalistes de BFM TV que «c’est une image d’illustration» où «on ne voit pas le gendarme» à visage découvert. Et l’ancien syndicaliste policier Matthieu Valet, qui vient d’être élu eurodéputé sous la bannière RN, indiquait au média d’extrême droite Boulevard Voltaire que «la photo de l’affiche n’est pas celle d’un gendarme en particulier : elle a été acquise auprès d’une banque d’images».
Effectivement, les communicants du parti de Marine Le Pen ont bien eu recours à une photo trouvée sur une banque d’images, plus précisément la plateforme Shutterstock… mais en s’affranchissant des conditions générales d’utilisation, qui prévoyaient notamment que l’auteur de l’image leur donne son accord. D’ailleurs, ce n’est pas la seule concernée. «Plusieurs de mes images ont été utilisées sans mon accord et en dehors des conditions d’utilisation légales», indique le photographe, qui a accepté de témoigner auprès de CheckNews sous couvert d’anonymat, pour ne pas compromettre l’agence avec qui il collabore désormais.
La photo du gendarme de dos est issue d’un reportage réalisé en juin 2023 sur la course cycliste CIC Mont Ventoux Dénivelé Challenge, dans le Vaucluse. Disponible sur Shutterstock, elle a forcément été acquise par les équipes du RN sur cette plateforme, étant donné que «c’est le seul endroit où elle est diffusée», explique le photographe basé à Marseille. Cette photo «est une illustration classique faite à part du sujet du reportage», ajoute-t-il, précisant que dans ce cas, «on nous demande de ne pas photographier leurs visages, donc on fait des photos de dos». A cette période, il vendait des photos sur des banques d’images, entre autres Shutterstock, afin de s’assurer un complément de revenus : «Quand je faisais des reportages pour une agence, j’ajoutais dans mes stocks les illustrations qui n’avaient pas été envoyées à l’agence, en utilisant un pseudonyme.»
«Usage éditorial uniquement»
Autres images disponibles dans son stock, celle d’officiers des douanes photographiés (de dos là encore) en janvier 2022 à Marseille, à l’occasion d’une présentation de saisies en présence de Gabriel Attal. Ou celle d’un agent de l’administration pénitentiaire pris en photo (de dos toujours) à la prison d’Aix-Luynes en mars 2022, lors d’une visite d’Eric Dupond-Moretti et Roselyne Bachelot pour le prix littéraire des prisons. Des images qui ont également été utilisées par le RN pour une autre affiche après avoir été détourées. Partagée sur les comptes du parti le 15 mai, celle-ci met en scène différents fonctionnaires du secteur de la sécurité intérieure et la défense, et s’accompagne de la légende suivante : «Policiers, gendarmes, militaires, agents pénitentiaires et douaniers, vous nous trouverez toujours à vos côtés.»
🔵 Les Français peuvent être fiers de leurs forces de sécurité, des hommes et des femmes qui, chaque jour, risquent leur vie pour nous protéger.
— Rassemblement National (@RNational_off) May 15, 2024
Policiers, gendarmes, militaires, agents pénitentiaires et douaniers, vous nous trouverez toujours à vos côtés.#VivementLe9Juin pic.twitter.com/Q5OhHX9YaY
Or en dessous de chacune de ces images, Shutterstock indique, en rouge, en gras et dans la section «informations importantes», qu’elles sont réservées à un «usage éditorial uniquement». C’est-à-dire «une utilisation à des fins descriptives dans un contexte ayant un intérêt médiatique ou humain», écrit la banque d’images dans ses conditions d’utilisation. Ce qui interdit d’utiliser ces contenus «à des fins commerciales, notamment pour référence, dans des publicités, des produits à usage commercial ou d’autres contextes qui ne sont pas éditoriaux». Sont ainsi prohibées les utilisations dans le cadre d’«articles promotionnels et graphiques» ou encore de «campagnes sur les réseaux sociaux», détaille Shutterstock sur une autre page. A l’inverse, la plateforme liste les utilisations de contenus éditoriaux qu’elle tolère, qui se limitent aux «articles de presse, archives et publications, documentaires, livres de non-fiction, contenu de service public». De fait, est ainsi exclu tout usage au service de la propagande politique et électorale.
Une obligation non respectée
Sur le site de Shutterstock, est donc opéré un tri entre «contenu éditorial» et «contenu commercial». Mais la plateforme précise que pour les contenus éditoriaux, «dans certains cas, [la banque d’images] peut solliciter auprès du contributeur et des titulaires des droits l’acquisition de droits d’usage commercial», afin que ces contenus puissent être utilisés pour «des campagnes spécifiques». Autrement dit, le client doit, par l’intermédiaire de Shutterstock, obtenir l’autorisation de l’auteur de l’image et des personnes qui y figurent (au nom de leurs droits à l’image) pour toute utilisation qui sort du champ de l’éditorial.
Une obligation qui n’a pas été respectée en l’occurrence, puisque le photographe assure n’avoir jamais été contacté en ce sens. Par ailleurs, celui-ci dément l’argument selon lequel le gendarme ne serait pas reconnaissable : «Ce n’est pas vrai. Si vous regardez bien, il a une cicatrice sur le crâne. D’ailleurs, je m’étais posé la question d’enlever la cicatrice au moment de l’ajouter sur le stock, mais comme c’était destiné à un usage éditorial, ça ne se faisait pas de retoucher à ce point la photo.» Toujours auprès de CheckNews, le photographe dit se renseigner en vue d’un possible recours contre le RN.