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Pourquoi Ghassan Abu Sitta, médecin de guerre à Gaza, a-t-il été interdit d’entrer en France ?

Témoin de la guerre dans l’enclave palestinienne, le docteur Ghassan Abu Sitta fait l’objet d’un signalement aux fins d’interdiction d’entrée dans l’espace Schengen par les autorités allemandes.
Le médecin britannique d'origine palestinienne Ghassan Abu Sitta, lors d'une manifestation à Londres, le 3 mai. (Benjamin Cremel /AFP)
publié le 5 mai 2024 à 18h29

Il devait venir à Paris pour raconter au Sénat son expérience de médecin au cœur de la guerre à Gaza. Samedi 4 mai, Ghassan Abu Sitta s’est vu refuser l’entrée sur le territoire français. «Je suis à l’aéroport Charles-de-Gaulle, a rapporté le chirurgien britannique sur son compte X dans la matinée. Ils m’empêchent d’entrer en France. Je suis censé prendre la parole au Sénat français aujourd’hui. Ils disent que les Allemands ont interdit mon entrée en Europe pendant un an.»

Les sénateurs écologistes, à l’initiative du colloque sur la situation à Gaza lors duquel Ghassan Abu Sitta devait intervenir, ont vivement réagi sur le même réseau social, dénonçant «une honte» ou jugeant «scandaleux» le fait de l’empêcher de prendre part au colloque. Les organisateurs expliquent qu’ils ont tenté, sans succès, d’intervenir auprès des cabinets de Gérald Darmanin et de Stéphane Séjourné, les ministres de l’Intérieur et des Affaires étrangères. Finalement, «grâce à la mobilisation d’avocats», a indiqué la sénatrice EE-LV Raymonde Poncet-Monge, les élus ont obtenu un lien qui leur a permis d’échanger en visioconférence avec Ghassan Abu Sitta. Dans la soirée, le médecin a ensuite décollé de Roissy pour rentrer à Londres. «Les autorités françaises me refusent l’accès à un vol plus tôt et insistent pour m’envoyer sur le dernier vol de retour, tard dans la nuit, vers Londres», avait auparavant tweeté Ghassan Abu Sitta.

«Code frontières Schengen»

Spécialisé dans les blessures de guerre, Ghassan Abu Sitta s’est envolé pour Gaza dès le 7 octobre, dans la foulée des attaques perpétrées par le Hamas. Ce chirurgien plastique de 54 ans, né de père palestinien et vivant au Royaume-Uni (il exerce à Londres), est un habitué des zones de guerre : lors de précédents conflits, il s’était déjà rendu dans l’enclave palestinienne, mais aussi en Irak, en Syrie et au Yémen. Associé aux équipes de Médecins sans frontières, il a opéré les victimes des bombardements israéliens dans deux hôpitaux de la bande de Gaza, Al-Shifa et Al-Ahli. Et lorsqu’une explosion est survenue dans l’enceinte de ce dernier, le 17 octobre, Ghassan Abu Sitta a pris la parole au cours d’une conférence de presse organisée à l’extérieur de l’hôpital, des corps sans vie au pied de son pupitre. Revenu au Royaume-Uni après quarante-trois jours passés à soigner des blessés, il prend depuis régulièrement la parole, y compris dans un portrait publié par Libération en février, pour raconter son quotidien dans «l’enfer» de Gaza.

Son refoulement à la frontière française soulève des questions quant à la possibilité pour un pays tiers, en l’occurrence l’Allemagne, de décider qui peut ou non rentrer dans l’Hexagone. «Comment l’Allemagne peut-elle décréter des interdictions de territoire dans tout l’espace Schengen ?» a ainsi réagi Raymonde Poncet-Monge auprès du Monde. La règle découle en fait du code de l’Union européenne «relatif au régime de franchissement des frontières par les personnes», ou «code frontières Schengen». Dont l’article 6 prévoit que l’entrée dans l’espace Schengen «pour les ressortissants de pays tiers» est conditionnée, entre autres, au fait de «ne pas être signalé aux fins de non-admission dans le SIS».

Dans le système d’information Schengen (SIS), une grande base de données mise à disposition des autorités des Etats membres, figurent différentes informations qui peuvent concerner des véhicules et objets volés ou disparus, des personnes recherchées ou disparues… Et donc aussi celles sur les personnes interdites d’entrée dans l’espace Schengen. Lorsque des ressortissants de pays extérieurs à l’espace Schengen sont signalés dans un but de non-admission ou d’interdiction de séjour, l’Etat membre qui signale renseigne dans le SIS des informations telles que leur identité, leurs empreintes digitales, leurs signes physiques particuliers et les motifs du signalement. En vertu du règlement européen sur ce système d’information, la décision d’introduire un signalement est «prise par les autorités administratives ou juridictions compétentes […] sur la base d’une évaluation individuelle». Cette décision doit se fonder «sur la menace pour l’ordre public ou la sécurité publique ou pour la sécurité nationale que peut constituer la présence […] sur le territoire d’un Etat membre» du ressortissant visé.

Un signalement début avril

D’après nos informations, en ce qui concerne Ghassan Abu Sitta, un signalement aux fins d’interdiction d’entrée dans l’espace Schengen d’une durée d’un an a été émis au début du mois d’avril, sur des fondements d’apologie du terrorisme, radicalisation et antisémitisme. Contactés afin d’en savoir davantage sur les faits qui justifiaient un tel signalement, les ministères allemands des Affaires étrangères et de l’Intérieur nous ont tous deux redirigés vers la police allemande, qui a accusé réception de notre demande sans toutefois apporter d’éléments de réponse pour l’instant. D’après nos sources toujours, les autorités allemandes s’appuieraient sur des «affiliations» (à des groupes) qu’elles se sont engagées à expliciter au besoin.

Ce signalement a été émis alors que le médecin devait participer, à Berlin, le 12 avril, à un «Congrès palestinien». Moins d’une heure après le démarrage de cet événement ultra controversé en Allemagne, la police berlinoise y avait mis un terme, d’abord en coupant l’électricité le temps «de vérifications juridiques liées à des prises de parole», puis en mettant définitivement fin au rassemblement au vu du «risque qu’un orateur ayant déjà tenu des propos antisémites ou faisant l’apologie de la violence soit invité à plusieurs reprises», avait-elle développé sur X. Selon les dires d’autorités allemandes de sécurité à l’AFP, plusieurs interdictions d’entrée en Allemagne avaient été décrétées, dont une contre l’ancien ministre des Finances grec Yánis Varoufákis, «afin d’empêcher toute propagande antisémite et anti-israélienne lors de l’événement». Ghassan Abu Sitta, qui pensait alors que l’interdiction le visant ne devait durer que jusqu’au dernier jour de ce «Congrès palestinien», confiait à l’Associated Press que la police aéroportuaire lui avait précisé que si l’entrée sur le territoire allemand lui était refusée, c’était précisément en raison de «la sécurité des participants à la conférence et de l’ordre public».

Ce jour-là, il estimait sur X que «faire taire un témoin de génocide […] ajoute à la complicité de l’Allemagne dans le massacre en cours». Adhérant ainsi à la thèse selon laquelle, en maintenant ses livraisons d’armes à Israël, l’Etat allemand se rendrait complice des destructions dans la bande de Gaza.

Aucune marge de manœuvre

De son côté, le cabinet de Gérald Darmanin explique à CheckNews qu’en renvoyant vers son pays Ghassan Abu Sitta, parce qu’il s’agit d’«un individu qui s’est présenté à nos frontières alors qu’il y a une fiche d’interdiction d’entrée sur le territoire européen émise par l’Allemagne», les agents des douanes françaises se sont contentés «d’appliquer le droit européen et le code frontières Schengen». Il en va de la souveraineté des Etats européens : si l’Allemagne exprime son refus de laisser rentrer un individu pour des questions de sécurité, tous les autres membres de l’espace Schengen sont tenus d’empêcher cet individu de rentrer. Tout simplement car il suffit qu’il pénètre sur le territoire d’un Etat membre pour ensuite se rendre en Allemagne, les personnes circulant librement à l’intérieur de l’espace Schengen.

Dès lors, même s’il est possible que les autorités françaises considèrent pour leur part que cet individu ne représente pas une menace, elles n’ont aucune marge de manœuvre, en tout cas dans l’immédiat. Par la suite, si elles considèrent qu’il y a lieu de «faire une exception», elles peuvent «mener un travail, diligenter une enquête, discuter avec les Allemands [dans cet exemple précis, mais le pays varie évidemment d’un cas à l’autre, ndlr]», glisse une autre source gouvernementale jointe par CheckNews. Ce type de démarche reste cependant très rarement envisagé.