Plusieurs milliers par jour, des centaines de milliers chaque mois : la guerre de positions en Ukraine, comme la Première Guerre mondiale avant elle, est d’abord un immense stand de tir d’obus. Cet été, lors de sa contre-offensive, l’Ukraine a ainsi tiré, selon RUSI, un organisme de recherche britannique sur les questions militaires, près de 200 000 obus par mois sur les forces russes, contre 100 000 précédemment. Kyiv avait alors «gagné, pour la première fois, la supériorité en matière de tirs», explique Jack Watling, chercheur au sein de l’institut. Mais depuis, le «rapfeu», le «rapport de feu», est retombé à un contre cinq, voire un contre dix selon les jours. Autrement dit, lorsque les Ukrainiens lancent un obus, les Russes en renvoient cinq ou dix.
«Les Ukrainiens tiraient jusqu’à 10 000 obus par jour pendant la contre-offensive, mais aujourd’hui, le rythme est très en deçà, confirme à CheckNews Camille Grand, ex-secrétaire général adjoint de l’Otan et aujourd’hui chercheur à l‘ECFR (Conseil européen sur les Affaires étrangères). A la fois parce que le rythme des opérations, avec l’hiver, n’est pas le même, mais aussi parce qu’ils semblent manquer de munitions.» La cadence quotidienne de tirs côté ukrainien serait désormais de 2 000, contre 10 000 à 20 000 pour les Russes, soit 60 000 obus par mois côté ukrainiens, contre 300 000 à 600 000 côté russes. Une situation qui va de pair avec un recul des Ukrainiens, depuis quelques semaines, sur plusieurs endroits de la ligne de front.
Or cette raréfaction des tirs ne provient pas d’un manque de canons, mais bien de munitions. En mars, dans une lettre à ses homologues européens, l’ex-ministre ukrainien de la Défense Oleksiy Reznikov affirmait que son armée pouvait tirer, mensuellement, jusqu’à 594 000 obus, tous types de munitions confondus, «en exploitant au maximum tous [nos] systèmes d’artillerie», rapportait le Financial Times. Expliquant que pour tenir ses objectifs de guerre, Kyiv avait besoin d’au moins 60 % de ce total, soit plus de 350 000 obus par mois, il en réclamait 250 000. Sans qu’il soit précisé, concernant ce dernier chiffre, s’il s’agissait d’obus tous calibres ou seulement de 155 mm, munition maîtresse côté ukrainien, à mesure que l’artillerie occidentale garnit ses rangs et remplace le matériel soviétique (les Russes, de leurs côtés, utilisent leur équivalent, l’obus de152 mm). Dans un document publié ce mois, le ministère de la Défense estonien estime cependant que l’Ukraine a bien besoin, chaque mois, de 200 000 obus de 155 mm, «pour conserver, sur le terrain, la supériorité du feu».
«L’Europe n’a pas réussi à faire les investissements nécessaires»
A l’époque, les Européens s’étaient engagés à fournir un million de 155 mm d’ici mars 2024 à l’Ukraine. Sauf qu’en cette fin d’année 2023, soit trois mois seulement avant l’échéance, seuls 300 000 – en plus des contributions bilatérales antérieures – ont été livrés. Et même si les Etats-Unis «ont fourni plus de deux millions d’obus d’artillerie de 155 mm, complétés par un million de munitions d’autres calibres», toujours selon le ministère estonien de la Défense, la consommation d’obus est telle que les Ukrainiens se trouvent confrontés à un déficit de munitions.
D’où vient le problème ? D’une baisse drastique des faibles stocks occidentaux, mais aussi d’une montée en puissance trop lente de la production. Bien que les chiffres sur le sujet – pour des raisons de confidentialité militaire – soient peu transparents, la production mensuelle d’obus de 155 mm atteindrait, en cette fin d’année, 25 000 à 50 000 unités en Europe, et 28 000 aux Etats-Unis. Soit un total compris entre 50 000 et 75 000 par mois, quand l’Ukraine en réclame quatre fois plus. Les Etats-Unis devraient parvenir à près de 80 000 ou 100 000 par mois, mais pas avant fin 2025.
«L’Europe n’a pas réussi à faire les investissements nécessaires à l’augmentation des capacités de production industrielle. À l’exception notable de la Pologne, de nombreux engagements nationaux en faveur d’importantes dépenses supplémentaires en matière de défense ne se sont pas encore concrétisés ou ne devraient pas entrer en vigueur pendant plusieurs années, avance Justin Bronk, chercheur à Rusi, dans un papier publié le 7 décembre. […] Le programme multinational d’achat d’artillerie de l’Agence européenne de défense (AED) est un plan solide, mais il a été glacialement lent à mettre en place par rapport au rythme [des besoins ukrainiens]. Le programme de l’AED est également loin d’être suffisant à son échelle actuelle pour mettre l’effort de guerre de l’Ukraine sur une base durable dans un avenir immédiat, sans parler de reconstituer les stocks de l’Europe, qui ont été gravement épuisés.»
«L’idée qu’il y a des munitions sur l’étagère, c’est terminé»
Même sentiment pour Yohann Michel, analyste à l’IISS (International Institute for Strategic Studies), interrogé par CheckNews : «L’outil industriel ouest européen n’est pas à la hauteur, d’autant qu’il est positionné sur d’autres catégories d’armements. Il y a aussi des goulets d’étranglement, notamment sur certains types de poudres, limités sur le marché au moment où tout le monde en veut en même temps, mais aussi une pénurie de main-d’œuvre, en particulier aux Etats-Unis.»
«L’idée qu’il y a des munitions sur l’étagère, c’est terminé. Les stocks sont largement entamés, et on dépend désormais de notre capacité à produire, confirme Camille Grand. Or les Européens ont été un peu lents à réagir, les Etats ont mis du temps à contractualiser avec des industriels qui, eux, attendent des engagements concrets avant de produire. Entre la prise de décision des Etats, la contractualisation et la production, il peut ainsi s’écouler plusieurs mois.»
Les Russes, de leurs côtés, auraient produit entre 2 et 2,5 millions d’obus cette année (essentiellement des 152 mm), soit environ 170 000 à 200 000 par mois en moyenne, contre 1,8 million l’année précédente (150 000 par mois), rapporte Vincent Tourret, chercheur à l’Université du Québec à Montréal. De quoi surclasser largement le camp ukrainien. Le ministère de la Défense estonien avance des chiffres encore plus importants : «La production totale de la Russie et la récupération de munitions d’artillerie [dont du 122 mm pour les Nord-Coréens, ndlr] atteindront 3,5 millions d’unités en 2023, ce qui représente une multiplication par plus de trois par rapport à la production de l’année précédente. En 2024, la production et la valorisation augmenteraient encore et atteindraient probablement jusqu’à 4,5 millions d’unités. Ce volume dépasse largement la quantité de munitions d’artillerie disponibles en Ukraine.» Une montée en puissance que le think tank Rusi explique ainsi : «Ses usines se normalisent autour de moins de types de chars, d’obus d’artillerie et de drones, ce qui entraîne une augmentation constante de la production. […] La production de munitions d’artillerie a presque doublé et a récemment été complétée par plus d’un million d’obus et des centaines d’obusiers en provenance de Corée du Nord.»
Un écart d’efficacité en faveur de l’Ukraine
«Au vu de la hausse de leur “chimie spéciale”, de leur consommation d’alliages ferreux, on serait plutôt sur une hausse de 30 % cette année, mais c’est par rapport à une année 2022 qui était particulièrement basse», tempère Vincent Tourret. «Eux aussi connaissent des difficultés de recrutement, une usure de leurs machines, et consacrent une grande partie de leur fonds aux familles de victimes, estime de son côté Léo Péria Peigné, de l’Ifri (Institut français des relations internationales). Même en Russie, on ne sort pas une ligne de production comme ça.»
«Le problème in fine, c’est le rapport entre consommation et production, ajoute Vincent Tourret. On est aujourd’hui entre 170 000 et 200 000 obus produits par mois pour les Russes, ce qui permet une consommation journalière comprise entre 5 600 et 6 600 sur un mois. Or les Russes tireraient aux alentours de 20 000 par jour (au plus haut de 2022, c’était 60 000). Le rythme apparaît donc à la fois trop intensif pour leur production et insuffisant pour véritablement percer les Ukrainiens.»
Le déséquilibre entre les deux pays en nombre de munitions serait aussi compensé par un écart d’efficacité. «L’obus européen de 155 mm est beaucoup plus performant qu’un obus de 152 mm tiré côté russe», avance Léo Péria Peigné. Et d’ajouter : «Non seulement la guerre d’attrition menée par les Ukrainiens a conduit les Russes à s’approvisionner chez les Nord-Coréens, avec des obus de très mauvaise qualité, mais les Russes ont aussi une artillerie usée, avec des tubes dilatés qui rend beaucoup moins performants leurs tirs. Pour schématiser, ils tirent 10 fois plus d’obus que les Ukrainiens, mais sont 10 fois moins efficaces.»
Pour de nombreux experts, l’année prochaine devrait être cruciale. «On peut espérer qu’à l’horizon fin 2024, la capacité de production en Occident sera vraiment montée en puissance. Mais encore faut-il que d’ici là, ce moindre flux de munitions, comparé aux Russes, ne complique pas la situation pour les Ukrainiens au point de les mettre en danger», prévient Camille Grand.