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Pourquoi une tribune vantant la biodynamie a-t-elle été publiée (puis retirée) du site de «Libération» ?

La biodynamie, pratique controversée issue du mouvement ésotérique anthroposophique, a été mise en avant dans un texte proposé par l’un des participants du festival Agir pour le vivant, dont le journal est partenaire.
Viticulteur vérifiant l'état de la croissance du raisin dans ses vignes. (ANDBZ. ABACA)
publié le 18 novembre 2022 à 19h26
Question posée par de nombreux internautes le 17 novembre 2022.

Dans la matinée du 17 novembre est apparue sur le site de Libération une tribune intitulée «Biodynamie, une agriculture au service de la Terre», signée par «Demeter, marque de certification pour les produits issus de l’agriculture biodynamique». Cette publication a suscité immédiatement de très nombreuses réactions de lecteurs, surpris que cette pratique sujette à controverse soit ainsi mise en avant, sans éléments critiques apportés au lecteur… et que le traitement du sujet soit laissé à un organisme de certification biodynamique.

Un examen du texte de Demeter révèle d’ailleurs qu’il s’agit, pour l’essentiel, d’une compilation de paragraphes (à peine remaniés) issus de diverses pages du site web de l’organisme. Plutôt qu’une tribune, le texte apparaît donc surtout comme un pur texte promotionnel.

«Echanges sur la nature et l’écologie»

Dans Libération, la publication d’articles sous le label «tribune» suit habituellement un processus éditorial (sélection, validation, mise en contexte), assuré par le service Idées du journal, publiés dans la rubrique du même nom. Bien que présenté comme une «tribune» sur le site, ce panégyrique biodynamique s’est frayé son chemin par une voie toute différente : celle de la rubrique Forums & évènements, dévolue aux diverses manifestations dont Libé est partenaire. «Depuis trois ans, Libération a noué un partenariat avec le festival Agir pour le vivant, organisé par les éditions Actes Sud, qui se tient chaque année à Arles au mois d’août», explique Fabrice Drouzy, rédacteur en chef adjoint chargé des hors-séries et suppléments du journal. «Durant cet événement qui, selon ses concepteurs, “vise à organiser dans la durée un programme de réflexions et d’expérimentations territoriales afin de repenser la manière avec laquelle l’ensemble du vivant se côtoie et notre façon d’habiter le monde aujourd’hui”, intellectuels, scientifiques et acteurs de la biodiversité échangent points de vue et analyses sur le thème de la nature et de l’écologie. C’est dans ce cadre que Libération met en ligne sur son site, dans un espace dédié, chroniques, reportages et tribunes liés à l’évènement.»

Dans le cadre de ce partenariat particulier, «près d’une centaine de tribunes» ont déjà été publiées sur le site et deux cahiers centraux parus dans le journal. «Certaines sont signées par de grands noms que l’on retrouve régulièrement dans les pages du quotidien ou par des invités, poursuit Fabrice Drouzy. D’autres émanent d’organisations, associations ou auteurs proposés par Agir pour le vivant, dont Libération ne partage pas forcément les points de vue, mais qui semblent légitimes dans cet espace.»

Dépublication rapide

Lors de la validation d’une tribune signée par Demeter, le responsable estime que la vigilance du journal «a été mise en défaut». La tribune proposée par les organisateurs d’Agir pour le vivant a donc été rapidement dépubliée du site.

Contacté par CheckNews, Alain Thuleau, directeur général de Comuna, l’agence qui coordonne le festival en lien avec Actes Sud, évoque lui aussi une erreur : «On aurait dû faire preuve de beaucoup plus de vigilance. Agir pour le vivant est une plateforme d’échanges, de débats, de projets qui tente d’aborder toutes les thématiques qui pourraient structurer, construire, une société du vivant. C’est dans ce cadre-là que nous avons eu un échange avec Demeter, bien évidemment aucunement en lien avec leur histoire. Notre point d’entrée, c’était le sujet de la biodynamie, le fait que des chercheurs comme Marc-André Selosse, disent que même si ça n’est pas une démarche scientifique, et que même si la biodynamie a une histoire sulfureuse, ça relève peut-être de quelque chose d’intéressant sur lequel il conviendrait de se pencher. Donc lorsque Demeter a proposé de s’associer à Agir pour le vivant, on est resté ouvert.»

Informé par CheckNews du fait que la fameuse «tribune» est essentiellement un patchwork de textes issus du site Demeter, Alain Thuleau convient qu’on est là «sur du publicitaire», et déplore «un raté», au milieu de la centaine de textes diffusés dans le cadre du partenariat avec Libération. «Nous aurions également dû être vigilants là-dessus. Agir pour le Vivant n’est pas un outil promotionnel.»

Pas d’ingérence d’Actes Sud

Ironie de l’histoire : les éditions Actes Sud, organisatrices du festival Agir pour le vivant, sont dirigées (jusqu’à la fin de l’année) par Françoise Nyssen… dont Jean-Luc Mélenchon avait mis en cause, lors de sa nomination au ministère de la Culture en 2017, «ses liens avec un mouvement sectaire». Le leader insoumis désignant ainsi l’anthroposophie. Au cœur de l’accusation : l’école du «Domaine du possible», fondée à Arles par Nyssen, dont la pédagogie repose sur les préceptes de l’occultiste Rudolf Steiner (le courant dont il est à l’origine, l’anthroposophie, s’y retrouvant des livres de classe à l’armoire à pharmacie, en passant par diverses activités proposées aux élèves, comme le révélait l’année suivante une enquête du Monde diplomatique). Suite aux controverses, Nyssen avait expliqué avoir fait «une coupure claire avec cette école, à laquelle [elle] reste fière d’avoir participé».

Interrogé à ce sujet, Alain Thuleau tient à couper court et affirme que le texte n’a pas été suggéré par Actes Sud : «Je suis catégorique. L’initiative de demander un texte à Demeter est celle de Comuna. Il faut qu’il n’y ait aucune instrumentalisation possible de cela : la publication de cette tribune est, banalement, une négligence – de notre part, de Libération aussi. Négligence de ne pas avoir fait l’audit du texte, par rapport à son aspect publicitaire, négligence de ne pas avoir relu avec suffisamment d’attention ce qui nous a été envoyé, et d’en mesurer l’incidence. L’incidence dans le contexte du partenariat avec Libération, et aussi relativement à l’histoire de Demeter, son lien extrêmement sulfureux avec Steiner… On a fait ça trop vite, c’est évident.»

«Dérives auprès de personnes vulnérables»

Pour rappel, la biodynamie repose sur les bases posées en 1924 par l’occultiste Steiner, fondateur de l’anthroposophie, selon qui le monde est mû par des forces spirituelles. La biodynamie, qui se veut proche et respectueuse de la nature (elle impose une limitation des intrants plus stricte que l’agriculture biologique), convoque également l’effet de prétendues énergies cosmotelluriques, ou la prescription de traitements farfelus aux origines ésotériques (la «clairvoyance» du fondateur). Dans un précédent article sur la biodynamie, CheckNews évoquait ainsi la préparation «500». Celle-ci consiste à placer de la bouse de vache dans une corne, de l’enterrer tout un hiver, puis de «dynamiser» ce compost (selon un processus proche de ceux revendiqués par l’homéopathie) avant de le pulvériser sur les cultures. L’anthropologue Christelle Pineau, dans son livre la Corne de vache et le microscope (2019), liste d’autres pratiques qui ne figurent pas dans les obligations du cahier des charges des labels biodynamiques, comme l’insertion de fleurs dans une vessie de cerf, ou de pissenlit dans un mésentère de bovin. Diverses danses sont également supposées favoriser la qualité des récoltes… Le degré d’adhésion des exploitants en biodynamie aux préceptes de Steiner semble très variable, allant «de ceux qui la mettent en pratique dans une version “païenne”, et ceux qui associent à cet objet une forme de spiritualité, voire de religiosité», comme le relève Pineau. Jusqu’à présent, l’intérêt agricole des pratiques biodynamiques, comparativement à celles de l’agriculture biologique, n’a pas été établi.

Pour ses détracteurs, le ressort ésotérique de la biodynamie est insuffisamment mis en lumière par ses promoteurs (pour des raisons stratégiques) et par les médias et politiques (par ignorance). Certains y voient en particulier l’un des chevaux de Troie de la mouvance anthroposophique. Et de rappeler que parmi les «vérités» découvertes par clairvoyance par le fondateur, les thèses farfelues sur l’astronomie (la Terre est un crâne, Mars une planète liquide) côtoient des discours sur la hiérarchie des races (et la réincarnation vers des races supérieures en fonction du mérite) en passant par des approches éducatives controversées ou des théories médicales aussi infondées que dangereuses (lien entre maladies et vies antérieures, opposition à la vaccination, etc.). Dans son dernier rapport, paru début novembre, la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes) «[s’attarde] sur deux des ramifications du mouvement anthroposophique» susceptibles «[d’]entraîner de lourdes dérives auprès de populations vulnérables» – l’éducation et la médecine – et décompte 31 signalements liés à l’anthroposophie en 2021.