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Présidentielle 2022 : est-il vrai que les «classes populaires» ont plus voté Mélenchon que Le Pen ?

Election Présidentielle 2022dossier
L’économiste Julia Cagé conteste les propos du sondeur Jérôme Fourquet, qui estime que Marine Le Pen, lors de la dernière présidentielle, a fait de meilleurs scores que Jean-Luc Mélenchon dans l’«électorat populaire».
Lors d'un meeting de Jean-Luc Mélenchon durant la campagne présidentielle en avril 2022 à Toulouse. (Ulrich Lebeuf/Myop pour Libération)
publié le 5 octobre 2023 à 6h48

Qui, de Le Pen ou Mélenchon, a le plus attiré le vote «populaire» lors de la dernière présidentielle ? Selon le sondeur Jérôme Fourquet, c’est la cheffe de l’extrême droite, comme il l’a expliqué lors de son passage lundi 2 octobre sur France Inter : «Jean-Luc Mélenchon étant le mieux-disant sur [les questions sociales], il aurait dû arriver en tête dans l’électorat populaire. Or si vous regardez le vote des ouvriers et employés, Jean-Luc Mélenchon fait 26 %, ce qui est tout à fait honorable, mais Marine Le Pen est à 34 %, alors qu’elle était [moins disante].»

Réaction, dans la foulée, de l’économiste Julia Cagé sur X : «Non, Jérôme Fourquet : Jean-Luc Mélenchon est bien arrivé en tête chez les classes populaires. Car classes populaires n’est pas [seulement] égal à ouvriers. Il faut également prendre en compte les employés, et surtout le revenu !»

Et de publier, dans ce thread, l’un des graphiques figurant dans son dernier ouvrage, coécrit avec l’économiste Thomas Piketty, Une histoire du conflit politique (1). Avec ce commentaire : «On voit ainsi clairement sur ce graphique tiré de mon livre [….] le fait que le vote Jean-Luc Mélenchon est beaucoup plus populaire que le vote Le Pen.»

Macron, «le vote le plus bourgeois de la Ve République»

Fourquet et Cagé n’ont pas recours, en réalité, aux mêmes indicateurs. Jérôme Fourquet, analyste au sein de l’Ifop, fait référence au sondage réalisé par son institut le jour du premier tour. D’où il ressort effectivement que 34 % des ouvriers et employés, tous rangés dans la «catégorie populaire» (et pas seulement les ouvriers, comme le pense Cagé), ont choisi Le Pen lors du premier round de la présidentielle de 2022, contre 26 % pour Mélenchon.

Julia Cagé, de son côté, fait référence au vote des communes classées en déciles de revenus par habitant. Le 1er décile regroupant les villes aux plus faibles revenus tandis que le 10e décile concentre les communes abritant les administrés les plus aisés. Et pour chaque décile, il ne s’agit pas de la part qui a voté pour l’un ou l’autre candidat, mais de l’écart de score, pour chaque candidat, par rapport à sa moyenne nationale.

Dans le graphique épuré ci-dessous, avec seulement Le Pen et Mélenchon au premier tour, que l’on peut reconstituer sur le site dédié au livre, on observe ainsi qu’au sein des communes du 1er décile, donc les plus pauvres, le leader de La France insoumise a réalisé un score 25 % plus important que sa moyenne nationale, quand la candidate du RN ne fait «que» 16 % de plus dans cette même catégorie. En revanche, c’est le contraire pour les 2e et 3e décile, où Marine Le Pen – même très légèrement – surperforme davantage que Jean-Luc Mélenchon. Pour les 4e décile et 5e décile, leur «surperformance» par rapport à leur moyenne nationale est équivalente.

Difficile donc d’affirmer, sur la foi de ces données, que Mélenchon «est bien arrivé en tête chez les classes populaires». Contactée par CheckNews, Julia Cagé reconnaît que globalement, dans les cinq premiers déciles, «les scores sont à peu près équivalents». Mais défend l’idée d’un vote plus populaire pour Mélenchon en déplaçant le débat sur le haut de la distribution : «Il faut prendre l’ensemble de la courbe, jusqu’au dernier décile, pour voir que pour Mélenchon, celle-ci baisse beaucoup plus quand on arrive dans les communes les plus aisées [phénomène qui ne s’observe qu’à partir des 5 % les plus riches, ndlr], que pour Le Pen.» Et de prendre, pour se faire comprendre, le contre-exemple de Macron et du vote «bourgeois». «Si Macron présente un des votes les plus bourgeois de la Ve République, ce n’est pas tant parce qu’il fait ses meilleurs scores parmi les 10 % des communes les plus riches – performance qui ne le différencie pas vraiment de Chirac ou Giscard – mais parce qu’il fait des scores très faibles dans les communes pauvres.» Selon cette manière de voir, Mélenchon affiche donc un vote «plus populaire» que Marine Le Pen parce qu’il perce moins que la cheffe du RN chez les ultra riches.

L’économiste avance également un autre graphique, également publié dans son ouvrage, pour appuyer sa théorie d’un vote plus populaire pour Mélenchon : les scores réalisés par les candidats toujours par rapport à leur moyenne nationale en fonction des revenus du foyer (2).

Selon cette étude, parmi les 10 % des foyers les plus modestes, Mélenchon affiche 40 % de mieux que sa moyenne nationale, tandis que Le Pen ne fait que 10 % de plus. Pour le 2e décile, les scores sont équivalents, et se creusent à nouveau pour le 3e décile. La courbe s’inverse en revanche à partir du 4e et jusqu’au 7e décile, en nette faveur de Marine Le Pen. A noter cependant que dans les déciles les plus riches, Le Pen réussit cette fois moins bien (jusqu’au top 5 %) que Mélenchon. L’argument invoqué par Julia Cagé de la prise en compte du haut de la distribution pour mesurer le caractère «populaire» du vote peut donc ici se retourner.

Critères retenus différents

Reste que les données mises en avant par l’économiste ne sont pas forcément contradictoires avec celles de l’Ifop, qui relève un vote Le Pen plus important chez les ouvriers et employés. En effet, selon l’Insee, les 4e, 5e et 6e déciles de niveaux de vie sont ceux qui regroupent le plus d’ouvriers et d’employés (de 28 % à 27 %), contre 20 % seulement dans le 1e décile et 23 % dans le 2e.

Juger du caractère «populaire» d’un vote dépend donc, en réalité, des critères retenus pour définir la catégorie «populaire». S’il s’agit des ouvriers et employés, comme le fait l’Ifop, la catégorie populaire se situera au milieu de la distribution de revenus, là où Le Pen rafle plus de votes que Mélenchon, mais aussi, dans le second graphique (votes par foyer en fonction des revenus) «surperforme» davantage par rapport à sa moyenne nationale (2). S’il s’agit des plus pauvres, en l’occurrence les trois premiers déciles, c’est alors plutôt Mélenchon qui réalise, toujours dans le second graphique, de meilleurs scores, par rapport à sa moyenne nationale, que Marine Le Pen. Même si la différence est surtout perceptible pour le premier décile.

Contacté par CheckNews, Jérôme Fourquet confirme l’hétérogénéité de cette partie du spectre social : «Quand je parle de catégorie populaire, qui inclut les ouvriers et employés, je me cale sur la classification de l’Insee. Et dans cet ensemble, le vote Mélenchon est loin d’être négligeable, puisqu’il représente près d’un quart des voix. Mais Marine Le Pen, et c’est factuel, reste devant, avec 34 % des suffrages».

Appréhendés par tranches de revenus, les électeurs les plus modestes, en revanche, votent davantage Mélenchon, reconnaît Fourquet. Selon l’étude IFOP le jour du vote, parmi les personnes gagnant moins de 900 euros par mois, le leader de LFI rassemble 34 % des voix, contre 26 % pour Marine Le Pen. Au-delà, le rapport de forces s’inverse : entre 900 euros et 1300 euros mensuels, Mélenchon est à 25 % et Le Pen à 28 %. Et entre 1300 euros et 1900 euros par mois, Mélenchon plafonne à 22 % quand Le Pen est à 26 %. «Autrement dit, ajoute Jérôme Fourquet, Le Pen est en tête dans la catégorie populaire dite classique, la plus intégrée, souvent propriétaire de son logement et titulaire d’un CDI, tandis que Mélenchon est devant dans la frange la plus modeste du milieu populaire, qui regroupe les temps partiels, les petits retraités, ou encore les bénéficiaires des minima sociaux. Tout dépend donc, effectivement, quand on évoque le milieu populaire, de la définition que l’on en retient».

(1) Une histoire du conflit politique, Editions du Seuil, septembre 2023, 850 pages, 27 euros.

(2) Enquête EnEF 2022, vague 11 (16-19/05 2022), réalisée sur un échantillon national représentatif de 10 487 personnes. Données issues du Cevipof, non accessibles en ligne.