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Présidentielle 2022 : pourquoi «Libé» n’a pas appelé à voter pour Jean-Luc Mélenchon au premier tour ?

Election Présidentielle 2022dossier
«Soyez adroits, votez à gauche». La formule en une de l’édition du weekend a été débattue au sein de la rédaction vendredi soir.
Dans les locaux de «Libération», le 29 avril 2020. (Denis Allard/Libération)
publié le 15 avril 2022 à 11h58
Question posée le 12 avril 2022,

Bonjour,

La veille du premier tour de l’élection présidentielle, Libération a fait le choix de mettre en une du journal «Soyez adroits, votez à gauche». Ce titre, ou «manchette» dans le jargon, sur un fond bleu électoral était accompagné des mots suivants : «Menacé par une abstention massive, le premier tour du scrutin, dimanche, s’annonce des plus incertains malgré des enjeux majeurs.» Quotidiennement, plusieurs membres de la direction, du service concerné (en l’occurrence du service politique), de l’édition, de la maquette et de la photo se réunissent pour discuter de la une du journal. Vendredi soir, le débat a donc porté sur la une accompagnant l’événement (le dossier principal) du numéro du week-end consacré au premier tour de l’élection présidentielle.

«C’était très compliqué, car il y a plein de choses au-dessus de nos têtes, notamment cette une de Libération “Faites ce que vous voulez mais votez Macron”», observe Michel Becquembois, rédacteur en chef des éditions spéciales, et anciennement au service édition. Perçue comme un soutien affiché au candidat En Marche, elle avait été publiée à la veille du second tour de l’élection présidentielle de 2017. Cette une est régulièrement reprochée au journal, même si «elle n’a pas été jugée scandaleuse sur le coup», se souvient Michel Becquembois, mais quelques temps après.

Des unes aux urnes

Par ailleurs, «si Libération a déjà appelé à voter pour un candidat à la veille du second tour, elle ne l’a jamais fait avant le premier», souligne Dov Alfon, qui couvre sa première élection présidentielle en qualité de directeur de la rédaction de Libé. De fait, depuis la création du journal en 1973, le journal ne s’est jamais rangé derrière un candidat précisément en une le jour précédant le scrutin du premier tour (même si les éditos rédigés par les directeurs de rédaction, à l’intérieur des pages, ont parfois appuyé une candidature un peu plus fortement que les autres). A noter qu’en avril 1974, si Libération n’a pas soutenu un candidat en particulier, le journal avait publié en une un sondage sur le ton de l’humour réalisé dans la rédaction et donnant Mitterrand en tête. «Sur 35 individus des deux sexes se trouvant au journal à 19 heures hier soir, 12 d’entre eux s’abstiendront, 11 voteront pour Mitterrand, six pour Dumont, trois pour Krivine, deux pour Djellali Kamal, et un pour Laguiller. […] Et 35 coups de pied au cul pour tous les autres…» pouvait-on lire.

Sur neuf élections présidentielles, Libé a appelé explicitement à voter à gauche trois fois en 2007, 2012, et 2022 dans son numéro de pré-premier tour. A deux reprises, le journal a préféré mettre l’accent sur l’appel à la mobilisation dans les urnes. En 1995, alors que Jacques Chirac est favori et en 2002, la veille de l’élimination du parti socialiste face à Jean-Marie Le Pen, après une campagne compliquée pour le Parti socialiste.

Pour le premier tour de l’élection de 1981, le journal avait cessé de paraître depuis plus de deux mois. «En février 1981, la rédaction de Libération qui comptait de nombreux militants se réunit – à la maison des Centraux dans le VIIIe à Paris – pour décider de l’avenir du journal. L’assemblée générale dure onze heures. La direction, dont Serge July, décide alors «d’arrêter le journal pour le transformer». La réorganisation éditoriale a pour but de privilégier l’information et non plus seulement l’opinion», explique Bénédicte Dumont, cheffe du service Documentation. Pas de numéro pré-scrutin donc. Même si l’histoire du journal est intimement liée à cette élection, comme l’a raconté Serge July, fondateur de Libération, dans un entretien avec Robert Maggiori, philosophe et journaliste à Libé, en 2021. «Nous avions alors deux hypothèses : la victoire probable de Giscard, auquel cas notre projet était de prendre notre temps et de reparaître en septembre 1981, et celle de Mitterrand, pour laquelle nous avions prévu de précipiter le calendrier afin de prendre la vague, le plus vite possible. C’est ce scénario qui s’est réalisé, en catastrophe, avec un seul numéro 0 réalisé le dimanche 10 mai, mais laissé inachevé avec une équipe en partie renouvelée et en grande partie encore incomplète», avait expliqué Serge July. Le journal paraîtra à nouveau en kiosque avec le célèbre logo en losange rouge dessiné par le graphiste Claude Maggiori (frère de Robert) le 13 mai, comme nous l’avions expliqué dans une réponse précédente.


Voter à gauche

Concernant la une de vendredi, le débat a d’abord porté sur un appel à la mobilisation contre l’abstention, mais la proposition n’a pas convaincu. «C’était une proposition un peu molle, trop à côté de la plaque», juge Jonathan Bouchet-Petersen, rédacteur en chef adjoint au service politique, alors que la dynamique du vote utile se dessine depuis plusieurs jours autour de Jean-Luc Mélenchon. Il propose alors d’orienter la manchette sur le vote à gauche. Un choix évident pour Rachid Laïreche, journaliste spécialiste de la gauche à Libé. «C’est normal de ne pas appeler à voter pour Mélenchon», estime-t-il, «mais on est un journal de gauche, donc on appelle à voter à gauche».

Pourquoi ne pas faire figurer le nom du candidat de la France insoumise en une ? «On a réfléchi à “La tentation Mélenchon”, mais c’était un peu trop descriptif, tout le monde l’avait déjà en tête et on voulait que l’idée d’aller voter soit là», explique Jonathan Bouchet-Petersen. «Jonathan avait aussi proposé “une autre élection est possible”, en référence au slogan de Mélenchon “un autre monde est possible”», ajoute Rachid Laïreche. «Libé est légitime pour dire de faire barrage à l’extrême droite. Mais il y avait un risque à s’enfermer dans une image de journal mélenchoniste, or on s’est battu pour ne pas être catalogué journal socialiste», observe le chef-adjoint du service politique. «Par ailleurs, toute la rédaction ne se retrouve pas dans le vote Mélenchon», précise Alexandra Schwartzbrod, directrice-adjointe de la rédaction.

Face à cette proposition, «tout de suite dans la tête, on a plusieurs mots qui viennent, gauche fait penser à droite, à adroit», explique Michel Becquembois. «C’est une habitude qui vient à force [de réfléchir à la formulation des manchettes]», commente-t-il. «C’était un mouton à cinq pattes : il faut dire d’aller voter, car on ne veut pas d’une situation où l’extrême droite est au second tour. En même temps, il fallait faire figurer, la tendance du vote utile qui s’est imposée dans les dernières semaines de la campagne. Mais Libération est la maison de toutes les gauches. Les semaines précédant le scrutin, nous avions essayé de faire vivre ce débat au sein des gauches, et il y avait aussi évidemment un débat au sein de la rédaction», résume Michel Becquembois. Il fallait donc une formule qui résume tout cela.

Finalement, la manchette «soyez adroits, votez à gauche» l’a emporté. «Le message était : “votez à gauche et soyez malin”. C’était aussi une pirouette. Entre les lignes chacun pouvait y lire que le vote pour Mélenchon était peut-être le moins maladroit», estime-t-il. «A chaque fois, on se demande si l’on en dit trop ou pas assez. On s’en est tenu à cette tradition, pas seulement vis-à-vis du passé mais aussi vis-à-vis de l’avenir. Qu’on ne puisse pas nous dire dans cinq ans, vous avez appelé à voter tel ou tel candidat», explique Dov Alfon.