Une «blacklist» en bonne et due forme. Ce 18 septembre, le média la Lettre a révélé un mail interne à LVMH, envoyé par Bernard Arnault lui-même en janvier à son comité exécutif, où ce dernier dresse la liste de sept médias pour lesquels il «demande de respecter une interdiction absolue de parler». En l’espèce des titres indépendants ou d’investigation, parfois spécialisés dans le milieu du luxe, au premier rang desquels la Lettre. Suivent Glitz Paris (qui appartient au même groupe que la Lettre), Miss Tweed, l’Informé, le média américain Puck, Mediapart, le Canard Enchaîné et enfin, est-il précisé dans le mail, «toutes les autres lettres confidentielles ou pages du même type qui existent ou pourraient être créées».
Egalement patron de médias parmi lesquels les Echos, le Parisien, Paris Match ou Radio Classique, Bernard Arnault, dans cette note, dénigre principalement des publications indépendantes qualifiées de «lettres soi-disant confidentielles, des sites dits d’investigation qui se servent de l’attrait du public pour le luxe pour attirer de manière racoleuse un nouveau lectorat».
Et vise spécifiquement les «informations “confidentielles” venant de sources internes en dehors du circuit de communication». Comprendre : des salariés qui s’exprimeraient en «off», c’est-à-dire de manière anonyme, auprès de la presse. On lit ainsi : «Nous ne pouvons accepter que les efforts que nous déployons pour assoir (sic) la réputation et l’image de nos maisons et de notre groupe soient remis en cause par ceux, qui, de l’intérieur, par calcul ou par stratégie personnelle, alimentent ces publications. Je condamne formellement tout comportement consistant à entretenir des relations avec des journalistes peu scrupuleux et leur donner des informations ou des commentaires sur la vie du groupe.»
Le milliardaire précise : «J’ajoute que nous sommes un groupe familial et je rappelle à tous l’interdiction formelle de communiquer des informations ou des commentaires sur la famille.» A cet égard, relevons que cette note est diffusée en interne quelques jours à peine avant la publication d’un article de la Lettre sur l’accession des fils Arnault au conseil de LVMH.
D’un ton qui ne laisse guère de place au doute quant aux sanctions réservées aux plus bavards, le PDG poursuit encore : «Je serai donc intraitable devant tout manquement à ces règles qui marquerait pour moi un défaut de loyauté intolérable. Je vous prie de transmettre ces recommandations aux principaux responsables de vos divisions, en leur indiquant clairement que tout manquement à celles-ci (et cela sera inévitablement connu) sera considéré comme une faute grave, avec les conséquences qui y sont attachées.»
«Nos sources à nous»
Ces consignes, largement critiquées comme une entrave à liberté de la presse, et qui ont eu pour effet paradoxal d’offrir aux médias visés un joli coup de projecteur, sont-elles efficaces ? En réalité… pas franchement, si l’on en croit les différents médias visés par la note interne, sollicités par CheckNews. Sophie Lecluse rédactrice en chef adjointe de la Lettre, par exemple, ne constate pas d’évolution majeure. «On travaille avec nos sources à nous», indique-t-elle à CheckNews, grâce auxquelles elle a, y compris depuis janvier, continué à réaliser normalement ses enquêtes. «La seule différence que j’ai constatée, c’est que je n’ai pas été invitée aux résultats annuels du groupe, contrairement aux autres années. Mais je venais de publier cet article sur les fils Arnault qui accédaient au conseil de LVMH, et je comprends qu’à certains moments, il faille temporiser un peu…»
Même constat en ce qui concerne les sources en dehors de toute communication officielle chez l’Informé. Claire Bader, rédactrice en chef, nous assure ainsi que «les sources internes qui nous informaient en off continuent de le faire, on n’a pas vu d’avant-après». Là encore, ce média a pu continuer à travailler normalement. Fin janvier, il publiait ainsi un article sur «le dividende record» de la famille Arnault, Au mois d’août, on pouvait également lire comment le milliardaire a fait main basse sur la marque de maroquinerie Polène.
De la même manière, Glitz ne voit pas dans cette blacklist un obstacle à leur travail. «Honnêtement, ça n’a pas changé grand-chose pour nous, indique ainsi le rédacteur en chef, Philippe Vasset. On a créé Glitz Paris pour couvrir l’industrie du luxe autrement, sans passer par les canaux très chorégraphiés de la communication officielle. Cette approche, combinée au fait que notre business model repose sur l’abonnement, et pas sur la publicité, nous a d’emblée placés à part. Avant que Bernard Arnault ne l’écrive noir sur blanc, on était déjà moyennement en odeur de sainteté. Mais on fait en sorte que ça n’affecte pas notre manière de travailler : on reste neutre, on fait un contradictoire détaillé sur chaque article, et on n’a pas de parti pris, ni pro ni anti-luxe. On couvre cette industrie mal couverte comme on a couvert d’autre secteur auparavant.»
La «communication» de Bernard Arnault, qui visait spécifiquement les rapports en dehors des canaux de communication officiels, a-t-elle eu des répercussions sur rapports des sept médias listés avec les services de presse de LVMH ? Le constat diffère selon ces médias qui, de toute façon, n’utilisent pas en guise de source primaire les éléments de langage donnés, vérifiés et travaillés par la cellule communication. Sophie Lecluse de La Lettre, par exemple, explique avoir continué à échanger, depuis janvier, avec le service presse, afin, uniquement, de recevoir du contradictoire à ses informations. «Je continue à lancer le service de communication pour lancer le contradictoire et je reçois toujours des réponses, encore tout récemment» dit-elle. Idem chez Miss Tweed, site d’information en ligne spécialisé dans le secteur du luxe. Astrid Wendlandt fondatrice et rédactrice en chef ne souhaite pas commenter sur ses sources internes mais assure avoir «publié des réponses de LVMH» à leurs questions depuis janvier.
«Un peu plus difficile qu’avant»
Chez l’Informé, en revanche, ce n’est pas aussi simple. Claire Bader : «Nous n’avons jamais beaucoup travaillé avec les services de communication du groupe, ce n’est pas notre façon de faire puisque nous ne publions que des infos exclusives, qui ne sont par définition pas maîtrisées par la com. En revanche, on permet systématiquement aux entreprises de réagir à nos infos, et ces derniers mois, c’est un peu plus difficile qu’avant d’obtenir des réponses de LVMH.»
Mediapart présente un constat encore plus tranché. «Après vérification auprès des journalistes de la rédaction ayant adressé des questions à LVMH, nous constatons que, depuis le mois de mai, le service de presse n’accuse plus réception de nos messages, hormis un échange avec une de nos pigistes sur le cas d’une salariée discriminée. Ce n’était pas le cas auparavant», indique à CheckNews Carine Fouteau, présidente et directrice de la publication de Mediapart. «C’est déplorable, et cela montre le peu de cas que ce milliardaire fait de la liberté d’informer et du droit de savoir. C’est dramatique quand on sait que Bernard Arnault est aussi un patron de presse. Pensées à ses équipes qu’il intimide par ce courrier, et aux journalistes salariés des titres qu’il possède. De notre côté, cela n’entravera en rien notre détermination à enquêter et informer le public.»
Sollicité, le groupe LVMH n’a pas donné suite.