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Que sait-on des accusations de sévices et tortures sur les travailleurs gazaouis détenus par Israël après le 7 octobre ?

Des milliers de travailleurs gazaouis présents sur le territoire israélien ont été détenus après le 7 octobre. Alors que plusieurs ont témoigné de sévices subis, Tsahal affirme que «moins d’une dizaine de cas» lui ont été rapportés.
Des travailleurs palestiniens, bloqués en Israël depuis les attaques du 7 octobre, retournent dans la bande de Gaza par le poste-frontière de Kerem Shalom, le 3 novembre. (Said Khatib/AFP)
publié le 16 novembre 2023 à 15h32

Des milliers de travailleurs gazaouis se trouvaient sur le sol israélien au moment des attaques du Hamas, le 7 octobre. Plus de 4 000, selon le Bureau de la coordination des affaires humanitaires de l’ONU. Immédiatement après le massacre du 7 octobre, un grand nombre de ces travailleurs a été interpellé par les autorités. Le 10 octobre, l’ensemble des 18 500 permis de travail attribués à des Gazaouis ont officiellement été annulés, selon les témoignages recueillis par la presse internationale.

Une partie de ces Gazaouis ont été arrêtés à proximité des sites où ils exerçaient leur profession, d’autres après s’être présentés d’eux-mêmes, à la suite de leur expulsion de leur logement israélien. D’autres travailleurs, enfin, se sont réfugiés en Cisjordanie, de peur de mesures de rétorsion. Nombre d’entre eux y seront néanmoins arrêtés.

L’ensemble des travailleurs interpellés ont été conduits en détention. En l’absence d’information sur le nombre de travailleurs parvenus à échapper aux arrestations, les ONG estimaient que les plus de 4 000 Gazaouis initialement présents en Israël pouvaient être détenus par les autorités. Durant des semaines, les autorités israéliennes n’ont communiqué aucune information sur les lieux où ces personnes étaient retenues, ni même sur leur nombre. Toutefois, la présence d’une partie de ces personnes arrêtées dans les centres pénitentiaires d’Anatot et d’Ofer, en Cisjordanie, a rapidement été attestée par des ONG israéliennes de défense des droits humains. Celles-ci ont contesté tant la légalité que les conditions de ces détentions, avec le dépôt, le 23 octobre, d’une requête auprès de la Haute Cour d’Israël pour que soient divulgués les noms de tous les prisonniers. Et, surtout, pour obtenir leur libération.

Un témoignage relayé par ces ONG générait déjà des inquiétudes déjà sur la façon dont ces citoyens gazaouis étaient traités : «Un Palestinien détenu à Anatot [indique avoir été] arrêté en Israël le 8 octobre et détenu pendant trois jours dans une structure ressemblant à une cage, exposée aux éléments, sans nourriture, sans eau, sans médicaments, sans matelas et sans accès à des toilettes. Il a ensuite été transféré dans un autre campement, qu’il a décrit comme un “enclos à bétail”, où il a été détenu avec des centaines de travailleurs de Gaza. A un moment donné, un officier a dit aux détenus qu’ils étaient retenus parce qu’il y avait des otages israéliens à Gaza, et que tant que les otages israéliens étaient à Gaza, il n’y avait aucune chance que les travailleurs soient libérés.»

Des témoignages de tortures recueillis au poste-frontière de Kerem Shalom

Dans la nuit du 2 au 3 novembre, Israël a pris la décision d’expulser vers Gaza l’ensemble des Gazaouis encore présents sur son territoire. Selon les estimations de la presse, 3 200 travailleurs arrêtés quatre semaines plus tôt ont été relâchés le 3 novembre. Les personnes libérées ont été amenées au poste-frontière de Kerem Shalom (Karem Abu Salem, en arabe), où les journalistes des médias internationaux ont recueilli des témoignages sur les conditions de détention.

Valérie Crova et Gilles Gallinaro, journalistes à France Info, ont ainsi rapporté le témoignage d’un homme employé à Rahat, dans le sud d’Israël. Il dit avoir été emmené par l’armée israélienne jusqu’au site de détention, où il a été enfermé dans une pièce de 4 mètres carrés, des liens en plastiques très serrés entravant ses mains et ses pieds. Il explique également avoir été frappé. Il aurait été libéré deux semaines plus tard pour être transféré à l’hôpital de Ramallah pour soigner ses mains, qui commençaient à se nécroser. Un autre travailleur, relâché au terme de vingt et un jours d’emprisonnement, dit quant à lui avoir été déshabillé et battu par les militaires.

D’autres travailleurs rapportent ailleurs ces récits d’entraves prolongées (plus de seize heures par jour selon certains) avec des liens en plastique, appuyant leurs dires en montrant des marques très visibles à leurs poignets. De nombreuses humiliations sont rapportées, les hommes étant déshabillés et laissés nus plusieurs jours. Dans une vidéo relayée par France 24, un témoin explique avoir été «torturé durant trois jours, totalement nu», un ou des militaires lui ayant «écrasé la tête avec les pieds».

Al-Jazeera a également collecté nombre de ces récits. Dans un article signé par la journaliste Ruwaida Amer, un homme prénommé Salameh explique avoir été mené à la prison d’Ofer, proche de Ramallah (Cisjordanie). Il affirme y avoir été interrogé et torturé plusieurs jours, assis sur ce qu’il décrit comme «une chaise électrique». L’interrogatoire aurait notamment porté sur la localisation des tunnels du Hamas, la position de lance-roquettes ou des déplacements des membres de l’organisation palestinienne. «Les questions étaient ridicules», déclare le témoin à Al-Jazeera. «Les Israéliens savent exactement qui nous sommes, et si nous avions des liens avec le Hamas, nous ne recevrions même pas de permis de travail.» Il déclare que d’autres personnes enfermées à la prison «ont été torturées et insultées de manière très brutale».

Dans un podcast publié le 15 novembre, Al-Jazeera relaie d’autres témoignages du même acabit (tortures électriques, alimentation et accès à l’eau réduit «au strict minimum»), ainsi que ceux collectés par Gisha, une ONG de défense de la liberté de circulation des Palestiniens. Les travailleurs qui ont communiqué avec cette organisation ont expliqué «avoir été laissés à terre pendant environ trois jours d’affilée, sans nourriture ni eau, et ils n’avaient pas le droit d’aller aux toilettes», détaille sa directrice, Tania Hary. «Les soldats les menaçaient. On leur disait qu’ils allaient être tués. Une personne nous a raconté qu’un soldat lui avait dit qu’il lui percerait la tête avec un tournevis. On leur criait dessus, on les battait.» Les témoins rapportent également avoir, dans certains camps de détention, «été obligés de dormir dehors sur de minces matelas très sales». Les témoins ont expliqué «avoir eu l’impression qu’on leur donnait juste assez pour qu’ils ne meurent pas de faim, mais que la nourriture était poussiéreuse, et parfois pourrie, le pain moisi».

Sur CNN, un travailleur gazaoui témoigne à visage découvert de l’utilisation de chocs électriques. Il affirme que des personnes sont décédées des suites de ces sévices. Un autre, qui témoigne également à visage découvert, explique que lui et ses codétenus étaient affamés, en recevant pour nourriture «un concombre à partager à six et un petit morceau de pain».

Le quotidien israélien Haaretz rapporte de son côté qu’au moins deux travailleurs emmenés en détention sont décédés, précisant que l’un d’eux avait demandé à bénéficier d’une assistance médicale. Ces morts en centres de détention n’auraient pas été rapportées aux autorités, comme la procédure le prévoit pourtant. Selon CNN, les forces armées israéliennes (IDF ou Tsahal) ont finalement affirmé que ces décès n’avaient pas été la conséquence «d’abus», mais des maladies chroniques dont souffraient ces détenus.

Des vidéos de Palestiniens détenus subissant de mauvais traitements

Plusieurs médias internationaux ont mis en parallèle les témoignages de travailleurs avec des vidéos diffusées, courant octobre, sur des comptes Telegram et des réseaux sociaux. Certaines de ces vidéos montrent des hommes habillés en treillis frapper, dans des lieux indéterminés, des hommes déshabillés, ou montrent des personnes entravées recevant des crachats. Ailleurs, des militaires chantent dans un local de stockage où sont attachés au sol, trois hommes aux yeux bandés, mains dans le dos, chevilles liées. Une autre vidéo montre un individu en treillis en train de danser, tenant par le bras un homme aux yeux bandés.

Sollicitée par CheckNews, l’ONG israélienne de défense des droits de l’homme Hamoked se veut prudente sur le contenu des vidéos qui ont circulé présentant des sévices physiques (hommes déshabillés, coups, crachats), notre interlocuteur avançant qu’elles pourraient montrer «des Palestiniens de Cisjordanie, et non des travailleurs de Gaza». L’organisation n’en est pas moins préoccupée «par les rapports faisant état de violences à l’encontre des prisonniers et des détenus, tant à l’intérieur des prisons que lors des arrestations».

CheckNews a présenté plusieurs des vidéos citées plus haut à Tsahal. «D’après la documentation qui nous a été envoyée, il apparaît que le comportement des soldats envers des détenus palestiniens, dans les vidéos, n’est pas conforme aux valeurs d’IDF», nous répond un porte-parole. «IDF prend très au sérieux des cas comme ceux présentés ici, les incidents seront examinés et traités en conséquence.» Notre interlocuteur nous précise toutefois que «moins d’une dizaine de cas» d’abus lui ont été rapportés. Il insiste en outre sur le fait «qu’une fois dans les centres de détention, les détenus n’étaient plus en contact avec les membres d’IDF, mais avec le personnel des centres». Et affirme que, «de manière générale», les détenus «ont été hébergés et ont reçu de la nourriture et de l’eau tout au long de la journée. En outre, chaque centre disposait d’une équipe médicale». Nos demandes de précisions sur les signalements reçus étaient restées sans réponse à l’heure où nous publions.

Réagissant aux nombreux témoignages rapportés, les forces de défense israéliennes (IDF, ou Tsahal) ont annoncé l’ouverture d’une enquête.

Selon l’ONG Hakomed, «l’armée israélienne n’a pas l’habitude de tenir les soldats responsables des violences commises à l’encontre des Palestiniens». «Bien sûr, une enquête approfondie et la punition de tous les responsables sont cruciales pour envoyer un message clair et dissuader ces comportements. Mais nous craignons que les chances [que cela arrive] ne soient pas bonnes.»