La vidéo, tournée au retour de la coupe du monde dans un bar de Zagreb, avait déjà commencé à faire grincer des dents fin décembre. «Voici l’ancien défenseur de [Liverpool] Dejan Lovren et le joueur de [l’Inter Milan] Marcelo Brozovic chantant “Za Dom Spremni” (“Pour la patrie – Prêt”). Il s’agit d’un salut utilisé pendant la Seconde Guerre mondiale par le mouvement fasciste croate oustachi. C’était l’équivalent oustachi du salut nazi “Sieg heil”», écrivait Smajo Bešo, fondateur du Bosnian Genodice Educational Trust, le 22 décembre. Quelques jours plus tôt, le chercheur avait partagé une autre vidéo montrant des membres de la sélection croate chanter un air de Thompson, un groupe mené par Marko Perković, aussi populaire que controversé pour ses prises de position très à droite, en Croatie.
L’annonce, le 2 janvier, du retour de Dejan Lovren à l’Olympique lyonnais, club où il avait joué entre 2010 et 2013, puis la défense de l’entraîneur, Laurent Blanc a fait ressurgir la polémique. «C’est un chant nationaliste pour la libération de son pays. Comme ça, ça paraît dur [à propos du salut fasciste, ndlr], mais vous lui poserez la question. Je ne peux pas répondre à sa place», a répondu l’ancien sélectionneur des Bleu interrogé sur le sujet.
This is former @LFC defender Dejan Lovren & @intermilan player Marcelo Brozovic singing ‘Za Dom Spremni’ (For homeland - ready).
— Smajo Bešo (@SmajoBeso) December 19, 2022
It’s a salute used during World War II by the Croatian fascist Ustaše movement. It was the Ustaše equivalent of the Nazi salute "Sieg heil". https://t.co/tkoz4RjWmJ pic.twitter.com/xzGvh0wQjq
Le 6 janvier, Dejan Lovren a déroulé sa défense : «Le chant dont on parle n’est pas “Za dom Spremni” mais “Cavoglavé” qui n’est pas du tout fasciste», a-t-il assuré. «Il remonte à la libération du pays et à la gloire de la Croatie que nous chantons tous pour fêter un événement heureux. Mon pays a lutté pour son indépendance obtenue très récemment et reste en construction […] On déforme de manière tout de suite négative sans faire référence à la bonne chanson. Cela n’a rien à voir avec le fascisme. Je suis donc surpris», a-t-il déclaré auprès de l’AFP. Et d’insister sur Instagram : «J’ai lu beaucoup de choses depuis ma signature à l’OL et mon retour en France me prêtant une connivence avec le fascisme. Je n’ai rien à voir ni avec le fascisme ni avec toute autre mouvance extrémiste. Je ne supporte aucun mouvement de ce genre. Ayant moi-même eu une enfance endommagée à cause de l’extrémisme qui a conduit à la guerre dans mon pays et toutes ses horreurs, je condamne le plus fermement toutes dérives extrémistes (fascisme inclus). J’aime mon pays et mon patriotisme ne doit pas être confondu avec du nationalisme ou toute autre dérive politique extrémiste.»
Statut ambigu pour les Croates
Contrairement à ce que les critiques faites à Dejan Lovren et sa réponse laissent entendre, «Za dom Spremni» n’est pas un chant en soi, mais une expression héritée des Oustachis, un mouvement fasciste et antisémite pronazi. «“Za dom spremni” était le cri de ralliement des unités militaires de “l’Etat indépendant croate” pendant la Seconde Guerre mondiale, Etat allié de l’Allemagne nazie. Les unités croates ont combattu avec l’armée allemande sur le front de l’Est notamment… C’est dans l’Etat indépendant croate que fut créé le camp d’extermination de Jasenovac, l’un des plus meurtriers de la Seconde Guerre mondiale», indique Alexandre Prstojevic, professeur à l’Inalco. «La phrase complète ”za dom spremni” est considérée comme un salut oustachi et, à ce titre, elle a été proclamée illégale par la Cour constitutionnelle croate», ajoute Enes Kulenović, professeur en sciences politiques de l’université de Zagreb.
A noter que l’expression «Za dom Spremni», a un statut ambigu pour les Croates. D’après une étude réalisée par Enes Kulenović et Nebojša Blanuša en 2016 et 2017, entre 40-45% des citoyens croates pensent que «Za dom spremni» ne devrait pas être légalement interdit‚ alors même que la majorité d’entre eux pensent que les symboles nazis devraient être interdits. «Cela signifie qu’environ 40% des citoyens croates ne considèrent pas “Za dom spremni” comme un salut fasciste ou nazi. Une façon convaincante d’expliquer cela est que le programme révisionniste d’extrême droite des trente dernières années en Croatie a réussi à normaliser certains symboles oustachis en les reliant à la guerre de la patrie plutôt qu’au régime fasciste croate de la Seconde Guerre mondiale. La plupart des Croates ont une attitude positive envers la guerre de la patrie et une attitude négative envers les Oustachis», analyse Enes Kulenović.
Par ailleurs, comme on peut entendre dans la vidéo, Dejan Lovren ne crie pas (ni ne «chante», comme cela lui a été reproché) ce salut de façon isolée. Le joueur de football entonne effectivement, comme il l’explique, les paroles de Bojna Čavoglave, une chanson très populaire du groupe «Thompson» (nom donné en référence à l’arme utilisée par son leader Marko Perković, pendant le conflit), sortie en 1991, pendant la guerre pour l’indépendance Croate (1991-1995), qui commence par «Za dom spremni». Les paroles de la chanson glorifient la lutte contre les Serbes pendant la guerre d’indépendance de la Croatie. En commençant la chanson par «Za dom Spremni», «Thompson tente de mettre sur un pied d’égalité les soldats croates [de la guerre de 1991-1995] et les soldats oustachis ; la République de Croatie actuelle et le soi-disant Etat indépendant de Croatie (1941-1945). Bien entendu, il s’agit d’une falsification de l’histoire, souvent utilisée par les militants et les politiciens d’extrême droite en Croatie», observe Nebojša Blanuš, professeur aussi en sciences politiques de l’université de Zagreb. «La chanson Bojna Čavoglave a joué un rôle important dans ce programme révisionniste en réinterprétant «Za dom spremni» comme faisant partie, avant tout, de l’héritage de la guerre de la patrie plutôt que du soutien aux Oustachis», abonde son collègue Enes Kulenović. Dejan Lovren va donc un peu vite en affirmant que le chant n’a «rien à voir avec le fascisme».
Pas sa première polémique
Pour le professeur de sciences politiques, «Lovren, étant une personnalité publique, aurait dû être plus intelligent à ce sujet, sachant bien que “Za dom spremni” est une expression profondément controversée et ne devrait pas être utilisée publiquement par qui que ce soit, surtout par un footballeur célèbre». «Toutefois, compte tenu du fait qu’il s’agissait d’une fête privée et non d’un événement public, je doute que l’intention de Lovren ait été de promouvoir le nazisme ou les Oustachis. Selon le contexte, même certaines personnes de gauche et antifascistes dans le cadre privé pourraient utiliser une phrase “Za dom spremni” comme une blague», observe-t-il. Certains internautes croient voir aussi, sur la vidéo, Lovren faire un salut fasciste en imitant la forme d’une arme avec ses doigts, ou encore en levant le bras. Pourtant, sur la vidéo originale publiée par le bar, le joueur de foot semble simplement agiter les bras en l’air.
A noter que le Lovren n’en est pas à sa première polémique. En avril 2022, il avait affiché son soutien, sur Twitter, au boycott de Disney qui s’était exprimé en faveur de la défense des LGBTQIA+. «J’ai beaucoup pris position, notamment pour la Fifa et L’UEFA, contre les discriminations, le racisme avec notamment un soutien à Moïse Kean de la Juventus ou récemment Samuel Umtiti, ainsi que pour les droits des réfugiés. J’ai soutenu aussi les Black Live Matter. J’ai toujours pensé que les discriminations n’avaient pas leur place dans le monde du football et maintenant on m’attaque sur ce sujet. Comme sur les LGBT, il n’y a jamais eu de problème et je n’ai jamais eu de problème avec tous ces sujets. A Lyon, il y a dix ans, j’avais aussi aidé la fondation à travers plusieurs opérations contre les discriminations», s’est défendu Lovren auprès de l’AFP.