«From the river to the sea, Palestine will be free.» Ou en français : «De la rivière à la mer, la Palestine sera libre.» Depuis les premiers bombardements sur Gaza, qu’Israël mène en réponse à l’attaque du 7 octobre, ce slogan est scandé dans les manifestations de soutien à la Palestine (à Washington le samedi 4 novembre, par exemple), sur les réseaux sociaux, ou même – à l’étranger – par des personnalités politiques. Une formule, souvent simplifiée par «From the river to the sea», qui suscite une vive polémique. Défendue par certains comme la revendication de la fin des discriminations qui visent les Palestiniens vivant en Israël ou dans les territoires occupés, elle est dénoncée par d’autres comme un appel à peine voilé à la destruction totale de l’Etat hébreu.
A l’origine, le slogan est né des revendications de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) qui, dès sa formation en 1964, avait appelé à la création d’un Etat unique qui s’étendrait de la Méditerranée («la mer») au Jourdain («la rivière»), le fleuve qui marque à l’est la frontière entre la Jordanie et Israël – mais donc aussi en partie entre la Jordanie et la Cisjordanie. Une zone géographique qui engloberait le territoire de la Palestine tel qu’il existait avant la résolution de l’ONU de 1947, le partageant en deux Etats (l’un arabe, l’autre juif). Donc avant la fondation officielle de l’Etat d’Israël en mai 1948 et le déclenchement de la guerre par les pays arabes voisins. Le conflit s’est accompagné du déplacement de centaines de milliers de Palestiniens.
Destruction de l’Etat hébreu
Le slogan polémique a alors été brandi aussi côté israélien, par le Likoud (parti présidé par l’actuel Premier ministre Benyamin Nétanyahou) qui s’est toujours prononcé en faveur du concept d’«Eretz Israël», soit le droit conféré par la Bible au peuple juif sur la terre d’Israël. Le manifeste initial de l’alliance politique, née dans les années 70, reprenait à son compte les éléments de langage de l’OLP en énonçant qu’«entre la mer et le Jourdain, il n’y aura que la souveraineté israélienne».
Quand l’OLP abandonne la lutte armée, à la fin des années 80, et surtout quand Israël et les Palestiniens signent les accords de paix d’Oslo en 1993, le slogan est récupéré par une autre organisation qui vient de se créer : le Hamas, le mouvement islamiste derrière l’attaque du 7 octobre qui aurait fait entre 1 200 et 1 300 victimes. «Le Hamas rejette toute alternative à la libération pleine et entière de la Palestine, du fleuve à la mer», peut-on lire dans les «principes généraux et politiques» présentés par l’organisation en 2017, et considérés comme un complément à la charte originelle. «Aucune partie de la terre de Palestine ne doit être compromise ou concédée», ajoute le document. La récupération du slogan par le Hamas a largement contribué à ce qu’il soit interprété comme exprimant une volonté d’éradiquer Israël. Ce dans la mesure où la destruction de l’Etat hébreu figure dans la charte du Hamas, qui ne cache pas qu’elle demeure toujours son objectif.
C’est en se référant aux prises de paroles récentes du Hamas que le député israélien Yaïr Lapid, leader de l’opposition, entendait expliquer le vrai sens de la formule. Sur X (ex-Twitter), Lapid a partagé la semaine dernière un extrait d’une interview donnée à une télé libanaise par Ghazi Hamad, porte-parole du Hamas, durant laquelle il dit vouloir «éliminer» Israël. Et Lapid de commenter : «Ecoutez ce leader du Hamas parler. Ecoutez ses paroles. Voilà ce que signifie “Du fleuve à la mer” : l’anéantissement total d’Israël, le massacre de tous les Israéliens.»
Synonyme de démocratie
En France, le Crif (Conseil représentatif des institutions juives de France) condamne de la même manière l’emploi de ce slogan, qu’il range au sein de la «rhétorique combattante» du Hamas. Chez nos voisins européens, afin d’éviter d’alimenter les tensions, certaines autorités proscrivent son utilisation. Début octobre, en Autriche, une manifestation a été interdite en raison de tracts reprenant la formule ; en Allemagne et au Royaume-Uni, toute reprise du slogan est désormais passible d’une amende. Pour Suella Braverman, ministre britannique de l’Intérieur, «From the river to the sea» doit être «compris comme une demande de destruction d’Israël» et, ajoute-t-elle dans un tweet, «les tentatives de prétendre le contraire sont fallacieuses». Il y a une semaine, le parti travailliste britannique a ainsi suspendu son député Andy McDonald suite à des propos prononcés lors d’un rassemblement pro-palestinien, où il déclarait : «Nous ne nous reposerons pas tant que nous n’aurons pas obtenu justice. Tant que tous les peuples, Israéliens et Palestiniens, entre la rivière et la mer, ne pourront pas vivre dans une liberté pacifique.»
Pourtant, «liberté pacifique» se veut précisément un contrepoint à l’idée de la destruction d’Israël. Car pour certains, le slogan n’est pas synonyme de destruction d’Israël, mais bien de démocratie. Ainsi en est-il de l’activiste franco-palestinienne Rima Hassan, qui s’est vu vivement reprocher l’emploi de la formule, et qui s’en défend : «Je considère qu’on est dans un régime d’apartheid. En Cisjordanie et à Jérusalem-Est, les Palestiniens font face à l’occupation et la colonisation. En Israël, ils sont traités comme des citoyens de seconde zone. A Gaza, ils subissent un blocus. Ceux qui sont réfugiés dans des camps n’ont pas de droit au retour.» C’est dès lors pour demander que «tous les Palestiniens soient libérés de toutes ces oppressions» que Rima Hassan emploie le slogan, assure-t-elle. Celle qui rêve d’un Etat binational revendique «une égalité de droits», sans l’associer «à une logique anti-israélienne». «Il n’y aura pas de solution à deux Etats», écrivait-elle dans une suite de messages sur X le 5 novembre, où l’emploi de l’expression «From the river to the sea» lui a valu de nombreuses critiques. Dont celle d’Emmanuelle Ducros, journaliste à l’Opinion, à laquelle elle a notamment répondu par un emoji de loutre – un animal qui peut vivre dans la mer ou les rivières.
Le slogan «est un appel à la liberté, aux droits de l’homme et à la coexistence pacifique, et non à la mort, à la destruction ou à la haine», soutient aussi Rashida Tlaib, élue à la Chambre des représentants des Etats-Unis d’origine palestinienne, sur X. Dans un article rédigé en 2021, l’écrivain américano-palestinien Yousef Munayyer soulignait, lui, qu’il ne s’agit que d’un moyen de s’exprimer en faveur d’un Etat où «les Palestiniens pourraient vivre dans leur patrie en tant que citoyens libres et égaux, ni dominants ni dominés par d’autres». Et dès 2018, l’historienne Maha Nassar, spécialiste du Moyen-Orient, estimait que ce slogan s’inscrit «dans le cadre d’un appel plus large en faveur de l’établissement d’un Etat démocratique laïque dans l’ensemble de la Palestine historique», où coexisteraient Palestiniens et Israéliens avec les mêmes droits.
Emission satirique
Reste que, côté israélien, cette interprétation est souvent présentée comme «naïve» ou «hypocrite», a fortiori dans le contexte d’extrême violence auquel la région est actuellement exposée. Ainsi, dans un sketch diffusé le 5 novembre (et relayé sur X par le compte officiel de l’Etat d’Israël), l’émission satirique israélienne Eretz Nehederet met en scène des étudiants pro-palestiniens de la «Columbia Untisemity» (contraction de «university» et «antisemitism»), grimés des attributs supposés du «wokisme» (cheveux roses, etc.), faisant les yeux doux à un porte-parole du Hamas (promettant pourtant de les éradiquer après avoir réglé le sort d’Israël). Les deux étudiants chantent d’abord «From the river to the sea, Palestine will be free» avant de ré-entonner le refrain en glissant vers une version légèrement différente : «From the river to the sea, Palestine will be jews free». En VF : «De la rivière à la mer, la Palestine sera libérée des juifs.»