Menu
Libération
CheckNews
Vos questions, nos réponses
CheckNews

Qu’est-ce que le scandale des «grooming gangs» qu’Elon Musk fait ressurgir pour s’immiscer dans la politique britannique ?

Keir Starmerdossier
Dossiers liés
Le milliardaire américain inonde son réseau social X de publications à propos d’affaires de viols collectifs qui ont ému le Royaume-Uni dans les années 2010. Un moyen de critiquer le gouvernement et de promouvoir l’extrême droite.
Elon Musk en Californie, le 6 mai. (David Swanson/REUTERS)
publié le 8 janvier 2025 à 16h41
Question reçue le 4 janvier 2025.

Elon Musk est en boucle. Depuis plus d’une semaine, l’homme d’affaires américain enchaîne, sur son réseau social X, les publications provocatrices autour d’affaires de viols collectifs qui ont ébranlé le Royaume-Uni au cours de la dernière décennie. La première fortune mondiale, que Donald Trump s’est engagé à nommer dans son futur gouvernement, s’en sert de tremplin pour s’immiscer dans la politique outre-Manche. Quitte à multiplier les approximations et omissions mensongères.

Que sont les «grooming gangs» dont parle Elon Musk ?

Dans les années 2010, un vaste scandale éclabousse les autorités britanniques : police et services sociaux sont mis en cause pour avoir ignoré les alertes visant des gangs majoritairement d’origine pakistanaise, ayant commis des viols en bande dans différentes municipalités anglaises durant parfois plusieurs décennies. Surnommés les grooming gangs, ils auraient approché leurs victimes en leur offrant de l’alcool ou des trajets en taxi, avant de les faire chanter et de les menacer de mort si elles parlaient. CheckNews avait, en 2018, consacré un article à l’une des affaires.

Mardi 31 décembre, le compte «Elon clips» publie un bout d’interview où Elon Musk évoque «des gangs de migrants violeurs en Angleterre». Le milliardaire partage la vidéo et commente : «Votez Reform.» Comprendre Reform UK, le parti de Nigel Farage, à la ligne anti-immigration. Depuis, chaque jour s’accompagne de son lot de tweets, et leurs dizaines de millions de vues. «Les viols de masse en Grande-Bretagne se poursuivent», clame Musk le 3 janvier. «Il faut que justice soit rendue aux centaines de milliers de petites filles britanniques [ciblées]», écrit-il le lendemain. Autant de références aux grooming gangs et à l’inaction qui est reprochée aux pouvoirs publics.

Les médias ont-ils étouffé les affaires de viols ?

Réagissant à de récents articles de médias classés à gauche, comme le Guardian, Elon Musk fustige : «Ce sont les mêmes médias qui ont caché le fait qu’un quart de million de petites filles étaient – et sont toujours – systématiquement violées par des gangs d’immigrés en Grande-Bretagne.» Musk relaye, à l’inverse, une analyse parue le 4 janvier dans The Telegraph, quotidien soutenant ouvertement le parti conservateur, qui énonce : «Il se peut que des abus aient encore lieu parce que l’Etat n’a pas agi correctement avant.»

Dans la presse de droite française, ces derniers jours, on conspue le «silence» des médias britanniques, et on salue l’intervention d’Elon Musk ayant contribué à «briser l’omerta médiatique». «Le plus grand scandale que la Grande-Bretagne ait connu a bien failli demeurer dans le silence. Mais [Musk] a remis sous le feu des projecteurs l’un des plus grands crimes de l’histoire moderne anglaise», vante le JDD. Dans le Figaro Vox, l’avocat Gilles-William Goldnadel loue le «rôle d’information des réseaux sociaux», puisque «la fièvre médiatique à retardement qui saisit le scandale des viols immensément minimisés sinon dissimulés, a été favorisée par […] Elon Musk».

Des sous-entendus trompeurs. The Guardian fait état dès 2011 du travail d’«une nouvelle unité de protection du public au sein de la police [du Grand Manchester], créée pour enquêter sur l’exploitation sexuelle des enfants». Un mode opératoire se dessinait déjà : «Les hommes auraient rencontré des filles devant des magasins et dans des gares […] et leur auraient offert de la nourriture. Le conditionnement se poursuivait en leur faisant consommer de l’alcool et de la drogue avant de les emmener dans des fêtes […] et de les encourager à avoir des relations sexuelles avec des hommes plus âgés.» Le journal relève bien qu’«un grand nombre des enquêtes menées dans le Grand Manchester concernent des hommes pakistanais».

Côté français, le Monde publie en 2012 un reportage à Rochdale. Neuf habitants, dont huit d’origine pakistanaise, viennent d’être condamnés pour des viols en série. Le quotidien se fait l’écho de travaux de recherche montrant qu’«entre 46 % et 83 % des hommes impliqués dans ce type précis d’affaires – des viols commis en bande par des hommes qui amadouent leurs jeunes victimes en “milieu ouvert” – sont d’origine pakistanaise […] pour une population d’origine pakistanaise évaluée à 7 %».

Autre illustration permettant de réfuter une «invisibilisation» de ces affaires par les médias : la télévision publique britannique produit, et diffuse sur sa chaîne BBC One en 2017, une série «true crime» inspirée des manquements des autorités de Rochdale.

Les autorités ont-elles ignoré les alertes ?

«Certaines des critiques formulées par Elon Musk sont certainement mal informées», a déploré Wes Streeting, secrétaire d’Etat à la Santé britannique, rappelant auprès de la BBC que ces affaires ont déjà donné lieu à plusieurs enquêtes. En 2002, la députée travailliste de Keighley Ann Cryer a été la première personnalité britannique à se plaindre des «hommes asiatiques» approchant des adolescentes à la sortie des cours. Et l’élue a obtenu que cinq individus soient condamnés à de la prison en 2005. Mais Keighley fait figure d’exception. Ailleurs, il a fallu encore plusieurs années pour que les autorités s’emparent des signaux d’alerte, et que les auteurs de viols soient traduits en justice.

Le cas de Rotherham est symptomatique de la réticence des autorités à agir, par peur des accusations de racisme et des fractures communautaires. Dans son rapport rendu en 2014, l’ancienne inspectrice des services sociaux Alexis Jay énumère : «des enfants ont été aspergés d’essence et menacés d’être enflammés» ou «menacés avec des armes à feu», et ainsi «contraints au silence». En 2015, un rapport d’inspection sur le conseil métropolitain de Rotherham révèle que les policiers ont «considéré un grand nombre de ces victimes avec mépris», et que de nombreux fonctionnaires municipaux ont «fait part de leur nervosité à identifier les origines ethniques asiatiques des suspects, de peur de passer pour raciste».

Ces affaires sont désormais surveillées de près. En avril 2023, l’ex-Premier ministre Rishi Sunak a créé une unité spécialisée dans la lutte contre l’exploitation sexuelle des enfants, la «Grooming Gangs Taskforce». Qui, au cours de sa première année d’existence, se targue d’avoir contribué à l’arrestation de «plus de 550 suspects» et la protection de «plus de 4 000 victimes».

Les grooming gangs ont-ils fait des «centaines de milliers de victimes» ?

Le chiffre cité par Elon Musk s’inspire sans doute d’une intervention à la Chambre des lords de Malcolm Pearson, un sénateur Ukip (l’ancien parti de Nigel Farage). En 2019, Lord Pearson parlait en effet de «250 000 victimes de gangs de prédateurs sexuels musulmans», et ajoutait que ce chiffre «est en soi probablement sous-estimé». Pourtant, il n’est corroboré par aucun des chiffrages établis à ce jour.

A Rotherham, 1 510 enfants ont pu être abusés sexuellement entre 1997 et 2013, estimait l’Agence nationale de la criminalité britannique dans un rapport de 2018. A Telford, le chiffre d’un millier de victimes a été avancé, la même année, par les journalistes du Sunday Mirror. A Oxford, les gangs auraient abusé d’au moins 373 enfants. Ailleurs, les victimes se comptent plutôt en dizaines. A Rochdale, le dernier rapport de police a identifié 74 enfants exploités sexuellement de 2004 à 2013. Tandis qu’à Huddersfield, une enquête ordonnée par le conseil municipal mentionne le nombre de 22 victimes.

Pourquoi s’en prendre au gouvernement britannique ?

«Qui était à la tête [du Crown Prosecution Service] lorsque des bandes de violeurs ont pu exploiter des jeunes filles sans avoir à répondre de leurs actes devant la justice ? Keir Starmer», expose Elon Musk. Pointant du doigt l’actuel Premier ministre britannique «pour sa complicité dans le pire crime de masse de l’histoire du Royaume-Uni».

De fait, entre 2008 et 2013, Keir Starmer occupait, au sein du service des poursuites de la Couronne, les fonctions de chef, troisième procureur le plus haut placé dans le pays. Ce qu’Elon Musk omet de préciser, c’est que Keir Starmer a été à l’origine des premières poursuites criminelles contre le gang qui opérait à Rochdale. Après une enquête baptisée «opération Chalice», menée en 2012 par la police à Telford, le CPS a engagé des recours contre tous les hommes interpellés dans ce cadre. Starmer a aussi porté une réforme interne visant à davantage punir les auteurs de viols. «Quand j’ai quitté mes fonctions, nous avions ouvert le plus grand nombre de dossiers pour des cas d’abus sexuels sur mineurs», s’est défendu le chef de gouvernement devant la presse, lundi.

Elon Musk a aussi accusé la ministre en charge de la protection des femmes et des filles, Jess Phillips, de «faire l’apologie du génocide par le viol». Le tort de la ministre étant d’avoir refusé d’ordonner une enquête nationale sur l’exploitation sexuelle des enfants à Oldham. En 2022, un rapport a fait apparaître de «graves manquements» des autorités locales, mais ne couvrait que les cas survenus entre 2011 et 2014. Jess Phillips a expliqué qu’elle laissait au conseil municipal le soin d’ouvrir une enquête à l’échelle de la ville.

Pourquoi héroïser l’influenceur Tommy Robinson ?

Elon Musk exige la libération de Tommy Robinson. L’influenceur d’extrême droite britannique a été condamné en octobre à dix-huit mois de prison ferme, pour avoir violé une décision de justice lui interdisant de répéter des propos diffamatoires envers un réfugié syrien. Fondateur de l’English Defence League, qui entend lutter contre la menace islamiste, Robinson est considéré par ses soutiens comme un lanceur d’alerte sur les grooming gangs.

Tandis qu’Elon Musk et Nigel Farage étaient entrés en négociations, le premier devant investir dans le parti du second, les deux hommes ont affiché leur désaccord au sujet du sort politique de Tommy Robinson. «Le parti Reform UK a besoin d’un nouveau leader. Farage n’a pas ce qu’il faut», blâme Musk dans un énième tweet. Farage de rétorquer : «Je continue de penser que Tommy Robinson n’est pas fait pour Reform UK.»