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Qui est Nabil Ennasri, écroué dans l’affaire des ingérences étrangères en France ?

Le politologue proche des frères musulmans, soupçonné d’avoir été payé par le Qatar, a été mis en examen mercredi dans le cadre d’une enquête sur des ingérences étrangères en France. Il travaillait selon nos informations avec le lobbyiste Jean-Pierre Duthion.

Nabil Ennasri, à Edirne en Turquie, le 22 mai. (Gokhan Balci/Anadolu Agency. AFP)
Publié le 05/10/2023 à 19h59

Son nom n’était pas encore apparu dans l’affaire des ingérences étrangères en France. Le politologue Nabil Ennasri a été mis en examen, mercredi 5 octobre, dans le cadre de l’enquête ouverte par le Parquet national financier, des chefs d’abus de confiance, corruption privée, blanchiment, blanchiment de fraude fiscale aggravée, corruption d’agent public et trafic d’influence. Il a été placé en détention provisoire. Les enquêteurs le soupçonnent d’avoir joué les agents d’influence pour le Qatar.

Le lobbyiste Jean-Pierre Duthion, lui aussi mis en examen et placé sous contrôle judiciaire, a également été entendu par les enquêteurs. Au cœur de l’affaire, il est soupçonné d’avoir notamment transmis des sujets clés en main au présentateur de BFMTV Rachid M’Barki (licencié depuis), pour le compte de clients étrangers. Mais aussi d’avoir influencé le député lyonnais écolo Hubert Julien-Laferrière dans la promotion, en février 2022, d’une cryptomonnaie camerounaise – en fait une arnaque – à l’Assemblée nationale.

«Relais de la parole qatarie en France»

Nabil Ennasri, angevin d’origine marocaine issu d’un milieu populaire, est un personnage bien connu des médias. Pendant la Coupe du monde de foot au Qatar, en 2022, l’homme de 41 ans est de tous les plateaux et articles, sous la casquette de docteur en sciences politiques de l’université d’Aix-Marseille, spécialiste de l’émirat. On le retrouve ainsi sur RMC chez Apolline Matin, dès octobre 2022, ou aux manettes d’un tchat du Monde, au mois de novembre, afin de répondre aux questions des internautes. Il est aussi interviewé dans l’Obs et 20 Minutes. En 2021, Libé l’interrogeait également dans le cadre d’un article sur la contre-attaque de Doha, sous la menace d’une campagne de boycott.

Lors de ces interviews, il tient des propos nuancés – mais jamais vraiment malveillants – sur le Qatar. Détaillant la stratégie de soft power par le sport, expliquant en quoi les velléités de boycott n’ont finalement eu que peu d’impact sur l’émirat, il reconnaît cependant que l’événement a mis une «pression salutaire» sur Doha en matière de défense des droits humains. Cette Coupe du monde ? «Un succès, en grande partie», affirme-t-il à l’issue de la compétition. Pourtant, dix ans auparavant, ce n’est pas franchement en tant qu’expert qu’il est présenté dans la presse. En 2013, Libération le dépeignait comme un «relais de la parole qatarie en France», proche de Tariq Ramadan et de la mouvance frériste.

Diplômé de l’IEP d’Aix-en-Provence au début des années 2000, «il commence ensuite à s’intéresser et à aller au Qatar, mais est assez critique envers ce pays, témoigne Vincent Geisser, un des ses enseignants. Il finira, en 2017, par soutenir sa thèse sur «Yusuf al-Qaradawi et la politique étrangère du Qatar». Ennasri mène aussi un cursus religieux à l’Institut européen des sciences humaines de Château-Chinon, établissement d’obédience frériste qui forme les imams de l’Union des organisations islamiques de France. Nabil Ennasri, qui évolue aussi dans cette mouvance idéologique, est effectivement proche, pendant un temps, de Tariq Ramadan – «il le vénérait», se souvient un ancien camarade de promo à Aix. Avant de prendre ses distances, estimant, entre autres, que le prédicateur suisse ne s’était pas assez impliqué dans le mouvement contre le mariage pour tous. Alors président du Collectif des musulmans de France, Ennasri s’implique quant à lui dans la Manif pour tous, où il se retrouve aux côtés de Christine Boutin et d’Alain Escada de Civitas. En 2013, il publie l’Enigme du Qatar aux éditions de l’Iris.

«Plus dans les petits papiers»

Au même moment, il se rapproche de l’ambassadeur du Qatar à Paris, Al-Kawari. Et ouvre son observatoire du Qatar – dont les journalistes Christian Chesnot et Georges Malbrunot indiquent, dans leur enquête Nos très chers émirs, qu’il a été à une époque financé directement par l’émirat. Sur son site, Ennasri se présente comme expert, assurant qu’il ne fera du Qatar «ni éloge ni pamphlet».

En 2014, l’ambassade du Qatar à Paris change de tête. Et, toujours selon Chesnot et Malbrunot, le successeur d’Al-Kawari finit par prendre ses distances avec Ennasri : «Il n’est plus dans les petits papiers de l’ambassade. Il n’a pas été invité cette année au Doha Forum, et son Observatoire n’est plus financé par l’émirat. L’ambassade a voulu s’écarter de tout ce qui est proche des Frères musulmans, car ce n’est pas bon pour l’image du pays», nous apprend-on à la représentation qatarienne. D’après nos informations, Ennasri ne serait en effet plus le bienvenu au Qatar.

Selon certaines sources, il est toutefois resté proche du ministre du travail qatari Ali al-Marri, lui-même controversé dans l’émirat. Un personnage autour duquel a également gravité Jean-Pierre Duthion, en 2018, proposant notamment des interviews à la presse française, lorsque celui-ci était encore président du Comité national des droits de l’homme au Qatar.

Selon un proche du dossier, des flux financiers ont été identifiés en provenance du Qatar et à destination de Ennasri, avant de redescendre sur Duthion, qui aurait fait l’interface avec les «cibles». D’après le Parisien, «le lobbyiste aurait confirmé [en garde à vue] avoir été destinataire de sommes d’argent pour mener ses campagnes d’influence en France, qu’il dit avoir reçu des mains du politologue Nabil Ennasri».

«C’est lui qui payait Duthion»

Un lien financier qu’évoque également une source auprès de CheckNews : «Ennasri travaillait pour le Qatar en 2018. C’est lui qui avait les clients, car il a une vraie crédibilité, et c’est lui qui payait Duthion. Duthion se vantait en me montrant ses échanges : “Ennasri m’a filé 20 000 euros.”» Duthion lui-même a revendiqué auprès de plusieurs personnes avoir travaillé avec Ennasri pour le Qatar, selon nos informations.

Mais depuis, les deux hommes se sont brouillés. Une source juge «impossible» qu’ils aient pu travailler ensemble dans le cadre des affaires M’Barki et Laferrière, début 2022. Seule certitude, ils étaient à couteaux tirés il y a un an. A cette époque, Nabil Ennasri devait sortir un livre, l’Empire du Qatar : le nouveau maître du jeu, coécrit avec le chercheur Raphaël Le Magoariec, géopolitologue spécialiste du Golfe. L’ouvrage, qui devait être publié aux éditions Robert Laffont à l’automne 2022, a été subitement déprogrammé. Et Duthion n’y serait pas totalement étranger.

A cette période, ce dernier, se présentant comme un lobbyiste ayant fréquenté Ennasri, contacte le chercheur et lui conseille de renoncer à la publication du livre afin de ne pas voir son nom attaché à celui du politologue. Quelques jours plus tôt, le 18 octobre, un article sur le site News365, auquel Duthion a collaboré, et qui s’est souvent fait le relais des «infos» distillées par le lobbyiste, dépeint un portrait assassin de Nabil Ennasri, évoquant une «personnalité au passé plus que trouble» La maison d’édition, sollicitée par CheckNews, n’a pas répondu. De leur côté, Yassine Bouzrou, l’avocat de Nabil Ennasri, et Robin Binsard, celui de Jean-Pierre Duthion, n’ont pas souhaité commenter un dossier en cours d’instruction.