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Qui est vraiment Saleh Al-Jafarawi, ce jeune activiste palestinien «qui a plus de vies qu’un chat» selon Israël et qui documente le conflit à Gaza ?

Accusé d’être un «acteur de crise» par les soutiens d’Israël, ce vidéaste de 25 ans documente inlassablement les bombardements sur la bande de Gaza depuis le 7 octobre et est devenu une des personnalités palestiniennes les plus suivies sur les réseaux sociaux.
Saleh Al-Jafarawi lors d’une manifestation à l’appel du Hamas pour protester contre le blocus de la bande de Gaza et en solidarité avec la mosquée Al-Aqsa, le 21 août 2021. (Said Khatib/AFP)
publié le 19 novembre 2023 à 9h56

Il a plus 4 millions d’abonnés sur Instagram, ce qui en fait une des personnalités gazaouies les plus suivies. Il compte sûrement autant de détracteurs. Israël, qui le qualifie d’influenceur du Hamas, dénonce ses «mises en scène» et dit de lui qu’il a «autant de vie d’un chat». D’ailleurs, on l’a même annoncé mort la semaine dernière. Avant qu’on ne le retrouve interviewée par Al-Jazeera. Saleh Al-Jafarawi, jeune vidéaste de 25 ans, est un des figures du conflit, qu’il documente depuis un mois. On lui a collé des surnoms moqueurs : «Mister Pallywood» (contraction de Palestine et Hollywood), «Gaza Joe» ou encore «Mister Fafo», acronyme anglais de «Fuck around and find out», difficilement traduisible en français par «Joue au con, et tu verras ce qui arrivera».

Ce surnom ironique, il le doit au fait que le 7 octobre, ce jour où tout a basculé, Saleh Al-Jafarawi commence sa journée sur les réseaux sociaux en publiant de nombreuses vidéos célébrant l’attaque du Hamas contre Israël. On le voit ainsi déambuler dans les rues de Gaza en criant «Allah akbar» ou en chantant tandis que des roquettes palestiniennes partent en direction d’Israël. La journée se termine pour le jeune homme par une publication, avec un fond de musique triste, qui montre les dégâts causés par les premiers bombardements israéliens en réponse à l’attaque ayant tué plus de 1 200 personnes en Israël. Quelques jours plus tard, il apparaît en larmes sur une vidéo où il découvre le bombardement de la tour de Carmel, située à proximité de l’hôpital Al-Shifa. «Alors toujours heureux ?» ironisent des internautes, rappelant ses commentaires de ses premières vidéos où il célébrait l’attaque du Hamas.

Depuis, Salel Al-Jafarawi pleure surtout, et a produit quantité d’images, montrant ce à quoi les médias occidentaux n’ont pas accès. La plupart de ses vidéos sont tournées à l’hôpital Al-Shifa de Gaza, épicentre du conflit, plus grand hôpital de Gaza, centre de commandement présumé du Hamas selon Tsahal, assiégé et bombardé depuis des semaines. Ses images montrent l’afflux quotidien de corps blessés ou sans vie, la détresse des enfants et le désespoir des familles touchées par les bombardements. On le voit au milieu des patients, cherchant à divertir ou consoler des enfants, ou alors dans les rues détruites de Gaza, où il se filme en pleurant ou en train de réciter le Coran. Le plus souvent, il est habillé de simples tee-shirt, même s’il revêt parfois des casques ou des tenues floquées «Press», destinées normalement aux journalistes.

De fausses accusations de mises en scène

Ses détracteurs le dépeignent comme un comédien ou influenceur du Hamas, suggérant que ses publications relèvent du «Pallywood». Contraction de Palestine et de Hollywood, ce terme péjoratif entend dénoncer la production d’images victimaires et factices, censées faire accroire que les morts palestiniens n’en seraient pas.

Au cœur de ces accusations figure ce qui est sans doute une des fake news les plus tenaces depuis un mois. Quantité d’internautes assurent reconnaître Saleh Al-Jafarawi sur une vidéo virale, montrant un homme sur un lit d’hôpital avant une amputation. Les sphères pro-Israël y voient la double preuve que les victimes palestiniennes n’en sont pas, et que «Mister Pallywood» est un faussaire. Comme CheckNews l’a documenté, l’accusation est infondée : le jeune homme hospitalisé n’a rien à voir avec Salel Al-Jafarawi. Il s’appelle Mohammed Zendiq, est âgé de 16 ans et a perdu une jambe après une blessure en juillet 2023. Une autre affirmation du même acabit affirme qu’il se serait mis en scène dans un linceul, pour figurer un martyr. Moins diffusée que l’autre, l’accusation est tout aussi fausse.

Peu importe, surfant sur le soupçon, de nombreux montages le présentent dans des situations diverses pour décrédibiliser sa couverture de la guerre à Gaza. Visegrad, média est-européen qui a adopté un positionnement très pro-israélien, ironise en le présentant comme «l’un des acteurs les plus polyvalents et les plus prolifiques de notre époque», ayant déjà endossé les rôles de «combattant de la liberté, donneur de sang, père adoptif, patient résilient, cadavre réanimé, correspondant de guerre, idole de la chanson, technicien en radiologie et guide touristique». D’autres vidéos publiées sur les réseaux sociaux assurent qu’il sait également jouer les rôles d’«imam» ou de «chanteur».

Si les photos le montrant hospitalisé ou dans un linceul blanc n’ont donc rien à voir avec lui, les autres le représentent bien. Mais sans suffire forcément à le qualifier d’«acteur» ou à démonter une volonté de tromperie. Celle le montrant avec un fusil est tirée d’un clip de musique qu’il a lui-même posté. Selon une capture d’écran, que CheckNews n’a pas pu authentifier, l’image le montrant à côté d’un IRM serait tirée d’une publication éphémère sur Instagram, sur laquelle il expliquait que, «en raison du grand nombre de blessés qui arrivaient et du fait qu’il n’y avait pas assez de médecins ou d’infirmières pour accompagner la personne blessée et faire un scanner, moi et un jeune homme sommes également allés avec la personne blessée. La personne blessée se trouvait sous respirateur. Le médecin m’a appris quoi faire et j’ai aidé le patient pour une imagerie». Les autres photographies ne sont suspectes d’aucune tromperie. Et il n’a jamais prétendu avoir adopté un enfant.

Le compte officiel de l’Etat d’Israël (administré par son ministère des Affaires étrangères) s’est pourtant empressé de relayer ces critiques pour discréditer sa couverture des bombardements sur Gaza, s’en prenant à lui le 6 novembre dans une série de messages postés sur le réseau social X. Il y est qualifié d’«acteur de crise du Hamas» qui serait «devenu célèbre pour son apparition miraculeuse dans de multiples vidéos de propagande du Hamas, dans des rôles et des lieux différents dans la bande de Gaza» et, donc, aurait «plus de vies qu’un chat».

Youtubeur, chanteur ou champion de ping-pong

La formule est – invonlontairement – bien trouvée. Car avant l’attaque du 7 octobre, Saleh Al-Jafarawi était déjà un jeune homme aux multiples facettes. Une vidéo postée sur son compte YouTube en janvier 2021 indique qu’il jouissait déjà d’une certaine popularité puisqu’il était suivi par plus de 10 600 personnes sur son compte Instagram @saleh_jaf97 (supprimé par Instagram depuis le début du conflit). Il s’y présente comme un Palestinien, né le 22 novembre 1997, réciteur de Coran, chanteur et également youtubeur.

Son compte YouTube et d’autres publications sur Facebook attestent que Saleh Al-Jafarawi est bien chanteur. Il a posté plusieurs chansons et clips de musiques enregistrés en haute qualité, et parfois mise en ligne sur des plateformes comme Spotify. Une vidéo compilant ses progrès montre qu’il pratique le chant depuis 2004 et qu’il a continué dans cette passion à de nombreuses occasions. CheckNews a ainsi trouvé des chansons de lui datant de 2014, ainsi que de nombreuses images qui montrent qu’il est invité en tant que chanteur, spécialisé dans les récitations du Coran, pour des cérémonies devant des lycéens, des étudiants ou encore des retraités.

Lancée en 2020, sa chaîne YouTube présente des vidéos divertissantes sur sa vie quotidienne, que ce soit le mariage de sa sœur ou bien son voyage au Qatar (où il représente la Palestine au championnat du monde de tennis de table en janvier 2023).

Il se filme également en train d’effectuer des défis tels que grimper au sommet de la plus haute tour de Gaza pour y accrocher le drapeau palestinien ou distribuer des centaines de cadeaux à des enfants pour Noël. Filmées à l’iPhone et à la GoPro, ses vidéos montrent qu’il bénéficie d’un train de vie plutôt faste.

Son aisance derrière et devant la caméra, ainsi que la qualité du montage, semble découler d’une formation au journalisme audio et télévisuel suivie en 2016 et 2017 auprès de l’organisation palestinienne «L’équipe média vers l’excellence» en 2016 et 2017. On retrouve des traces de ces cours sur Facebook et YouTube, dont ce premier reportage télé.

Des frappes sur Gaza documentées dès mai 2021

Au milieu de ces images de divertissement, CheckNews a également trouvé une vidéo, liée à l’actualité de Gaza, qui ressemble au contenu actuel de Saleh Al-Jafarawi. Postée le 13 juin 2021, elle montre les dégâts causés par les bombardements israéliens sur Gaza survenus le mois d’avant. Dans cette vidéo, le jeune homme capture le moment où une frappe israélienne détruit la tour Al-Chourouk, qui abritait des bureaux de la chaîne de télévision palestinienne Al-Aqsa. Ce bombardement a eu lieu le 12 mai 2021. La vidéo se termine par des images des blessés transportés dans un hôpital de Gaza.

Participation aux «marches du grand retour» de mai 2018

Quelques mois plus tard, le 27 juillet 2021, Saleh Al-Jafarawi intervient lors de la conférence Youth For Jerusalem organisée à Gaza, en tant qu’«activiste de la jeunesse». Durant une allocution de dix minutes, il revient sur son engagement pour la libération de la Palestine. A cette occasion, il raconte une anecdote survenue en mai 2018, lorsqu’il manifeste à proximité de la frontière israélo-gazaouie et qu’il affirme qu’un soldat israélien a voulu l’abattre et l’a blessé à la jambe.

Cette anecdote semble vraie. Au mois de mai 2018, Saleh Al Jafarawi participe à plusieurs des «marches du grand retour» à la frontière israélienne, qui commémorent les 70 ans de la Nakba (l’exode des Palestiniens vivant dans la région survenu après la guerre entre Israël et plusieurs pays arabes) et qui ont lieu au moment où Donald Trump transfère l’ambassade américaine de Tel-Aviv à Jérusalem. Lors de ces manifestations, l’armée israélienne va tirer sur les manifestants et causer la mort de centaines de Palestiniens ainsi que des milliers de blessés. Saleh Al-Jafarawi en fait partie, puisque comme le montre une publication sur Facebook du 7 mai 2018, le vice-ministre de l’Autorité générale de la jeunesse et de la culture de Gaza se rend à son chevet «après sa blessure lors de la marche du retour» du 4 mai 2018.

On le voit également sur une autre photo, où il transporte un pneu, le visage noirci. D’autres publications affirment qu’il est blessé une seconde fois aux jambes dix jours plus tard. Il apparaît également au milieu des manifestants sur une vidéo partagée le 13 mai 2018 sur son compte TikTok.

La puissance des réseaux sociaux en mai 2021

Outre ses anecdotes de mai 2018 lors de la conférence Youth For Gaza, Saleh Al-Jafarawi souligne l’importance cruciale des réseaux sociaux pendant les affrontements de 2021 entre Israéliens et Palestiniens. Au mois d’avril et de mai, de nombreux heurts éclatent notamment après une décision de la Cour suprême israélienne d’expulser quatre familles palestiniennes d’un quartier de Jérusalem, mais aussi après l’intervention de la police israélienne sur l’esplanade des mosquées à Jérusalem où les haut-parleurs de la mosquée Al-Aqsa sont débranchés dès le début du mois de ramadan.

«Les réseaux sociaux ont joué un rôle très important. Bien plus que vous ne pouvez imaginer. Plus personne sur terre ne pouvait dire qu’il n’a pas entendu parler de la Palestine, explique alors Saleh Al-Jafarawi, il y a des gens avant ça qui ne connaissait même pas la Palestine. Désormais, la Palestine, Gaza, l’occupation, la résistance locale à Gaza qui fabrique des bombes artisanales, locales… Notre voix a été portée dans les médias, même plus que l’armée israélienne. Sur Twitter, le hashtag #GazaUnderAttack est devenu une tendance. Et c’était pareil sur Instagram. Les gens ont commencé à devenir solidaires avec nous.» Alors que les gouvernements occidentaux soutiennent Israël face aux bombardements du Hamas, de nombreuses manifestations sont organisées dans le monde entier en soutien aux Palestiniens. Des influenceuses suivies par des millions de personnes, comme les top models américano-palestiniennes Gigi et Bella Hadid vont prendre le parti de la Palestine.

A son échelle, Saleh Al-Jafarawi va jouer un rôle dans la sensibilisation à la cause palestinienne durant ce mois de mai 2021. Les images des blessés et des bâtiments détruits par les frappes aériennes israéliennes qu’il poste sur son compte Instagram sont relayées sur les réseaux sociaux, notamment par la chaîne qatarie Al-Jazira. Un de ses clichés, montrant un Palestinien faisant le signe de la victoire avec sa main alors qu’il est sauvé des décombres, devient viral et lui vaut même de faire l’objet d’un reportage de la chaîne qatarie. Ses images de tirs israéliens contre une ambulance en janvier 2019 et bombardements filmés en mars 2021 avaient également été créditées par des médias arabophones.

Quelques semaines après la conférence, le 21 août 2021, l’activisme de Saleh Al-Jafarawi pour la cause palestinienne est immortalisé par un photographe de l’AFP. Le jeune homme apparaît sur un cliché, en train de se prendre en selfie avec un drapeau palestinien dans la main, au milieu d’une manifestation à l’appel du Hamas pour protester contre le blocus de la bande de Gaza et en solidarité avec la mosquée Al-Aqsa.

Une chanson dédiée au groupe armé «La Fosse aux lions»

Si Saleh Al-Jafarawi a été désigné par le gouvernement israélien comme étant un influenceur lié au Hamas, le mouvement islamiste palestinien à l’origine de l’attaque du 7 octobre, aucune preuve concrète n’a été présentée pour étayer ces allégations. Les accusations du ministère des Affaires étrangères israéliens ne reposent que sur sa célébration des attaques dans des vidéos sur les réseaux sociaux.

Au mois de mai 2018, Saleh Al-Jafarawi a certes participé à d’importantes manifestations à la frontière israélo-palestinienne, ce qui atteste de son opposition à l’occupation israélienne. Mais il s’agit d’une position partagée par de nombreux Palestiniens à Gaza.

Bien que CheckNews n’ait trouvé aucune publication en ligne établissant directement sa connexion au Hamas, nous avons identifié une vidéo de Saleh Al-Jafarawi célébrant le groupe armé palestinien Areen Al-Assoud (en français, «La Fosse aux lions»), implanté en Cisjordanie et à l’origine de plusieurs attaques contre des militaires et des colons israéliens.

Fin octobre 2022, Saleh Al-Jafarawi publie la chanson Areen Osood, qui se distingue des chansons coraniques qu’il publie d’habitude sur sa chaîne YouTube. Le rythme est plus militaire et les paroles explicitement révolutionnaires, sans qu’elles ne revêtent de connotation islamiste. Dans un extrait, republié sur son compte Instagram en juillet 2023 (et qu’il a supprimé depuis), il chante : «Naplouse mène la révolution au nom de la cause /Jénine est la main qui frappe et n’a pas peur /Ecris ton histoire avec ton arme /Charge ton fusil avec tes balles et tire /Fabrique des bombes artisanales et fais-les exploser.»

Le clip est tout aussi connoté. Saleh s’y montre grave, vêtu d’un treillis militaire, un fusil d’assaut à la main et un keffieh rouge autour du cou. Cette image lui a valu d’être présenté comme un «combattant de la liberté» par plusieurs comptes pro-Israël. En arrière-plan, un grand drapeau de la Palestine flotte à côté d’un drapeau blanc recouvert d’une représentation du dôme du Rocher à Jérusalem entouré de fusils d’assaut, soit le logo du groupe armé Areen Al-Ousoud. Le clip inclut des images d’attaques contre des militaires israéliens.

Sans réponse de Saleh Al-Jafarawi, que nous avons sollicité via différents canaux (mail, réseaux sociaux), CheckNews n’est pas en mesure d’expliquer la genèse de cette chanson. Un reportage de France 24 et un article documenté de France Info indiquent que le groupe armé jouit d’une forte popularité dans la population palestinienne et qu’il a pour spécificité de n’afficher aucune affiliation politique, même si certains de ses membres sont issus des rangs du Hamas, du Fatah ou du Jihad islamique.

Rumeur autour de sa mort

Lundi 13 novembre, Saleh Al-Jafarawi a dû démentir une rumeur annonçant qu’il avait été tué par l’armée israélienne. Partagé dans des boucles WhatsApp arabophones, un visuel en hébreu portant un logo de Tsahal indiquait que le «médecin, thérapeute, psychologue, astronaute, facteur, écrivain et réalisateur» Saleh Al-Jafarawi a été «éliminé».

«Il semblerait que j’ai heurté les sentiments d’Israël en diffusant la vérité sur leurs crimes» a réagi Saleh Al-Jafarawi dans une publication où il se présente comme un «journaliste indépendant» qui «normalement» devrait «mériter d’avoir une protection internationale» et qui promettait de «ne jamais cesser de partager et d’exposer les crimes de cette occupation contre les enfants palestiniens».

Dans une interview accordée à Al-Jazira le 14 novembre, Saleh Al-Jafarawi a indiqué qu’il a quitté les environs de l’hôpital Al-Shifa. Le jeune homme explique avoir réussi à franchir un checkpoint de soldat israéliens et s’être rendu au sud de la ville. Ses dernières vidéos publiées sur Instagram indiquent qu’il se trouve désormais aux abords de l’hôpital Al-Aqsa. Où il continue de filmer les blessés et les morts qui affluent.