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Suspension des soignants non vaccinés pendant le Covid : un article du «Monde Diplo» réveille les débats sur la gestion de la pandémie

En revenant sur l’obligation vaccinale imposée aux personnels de santé pendant la crise sanitaire, qu’ils jugent injustifiée, deux universitaires ont suscité une violente polémique.
Dans un hôpital de Briançon (Hautes-Alpes) durant la crise sanitaire en juillet 2022. (Thibaut Durand /Hans Lucas / AFP)
publié le 22 février 2024 à 14h30

C’est, selon eux, l’«autopsie» d’une «erreur». La suspension, pendant la crise sanitaire, des soignants non-vaccinés en France. Dans un article du Monde diplomatique publié dans l’édition de février, Alexandre Fauquette et Frédéric Pierru, respectivement docteur en sciences politiques à Lille et sociologue au CNRS, reviennent sur l’«opprobre» subie par ces personnels, alors même que «leurs décisions [de refuser la vaccination] n’étaient pas étrangères à la rationalité». Et de mettre en cause l’exécutif, qui ne les a «pas écoutés, trop occupé à faire entendre sa raison».

Un sujet hautement inflammable, que le community manager du Diplo sur Twitter va rendre plus explosif encore, en choisissant un extrait particulièrement polémique de l’article pour sa promotion sur le réseau social : «Fallait-il faire autant de dégâts humains pour un vaccin qui s’est avéré peu efficace pour empêcher la transmission d’une maladie menaçant en premier lieu la vie des plus âgés et certains malades chroniques ?»

De quoi s’attirer les foudres de nombreux internautes, et remporter une «note de la communauté» plutôt hostile sous le tweet du Diplo : «Le post exprime directement des idées qui hiérarchisent la valeur des vies humaines, en relativisant celle des personnes âgées et des malades chroniques. Cela relève a minima d’une discrimination, validiste et âgiste.» S’ensuivent moult promesses de désabonnements et accusations d’eugénisme, au milieu de quelques soutiens à du «vrai journalisme». Preuve que le sujet du Covid, et de sa gestion, demeure toujours aussi clivant.

Les soignants non vaccinés ont-ils été injustement sacrifiés sur l’autel d’un vaccin inefficace face aux infections et transmissions ? Ont-ils vu «juste» concernant un produit qui «n’avait rien de miraculeux» ? Et qui aurait finalement provoqué plus de dégâts humains et sociaux qu’il n’a sauvé de vies ? Qui plus est, selon les auteurs, de personnes âgées ou fragiles ? Si l’article porte sur la population des soignants, il relance aussi le débat sur le sujet plus vaste de l’«obligation vaccinale» pour tous, mise en place de facto par le pass vaccinal.

Pour Fauquette et Pierru, le «moment de bascule» de cette crise, avec son lot de mesures injustifiées, réside dans l’intervention d’Emmanuel Macron de juillet 2021. «Le chef de l’Etat s’exaspère [des faibles taux de vaccination des personnels de santé]. A la télévision, le 12 juillet, il avertit les soignants de leur suspension s’ils refusent l’inoculation. Tandis que la situation épidémique appellerait selon lui une vaccination de masse, M. Emmanuel Macron s’agace aussi des hésitations de la population : plus de la moitié des personnes interrogées par Ipsos les partageaient début 2021. Il instaure donc un pass sanitaire qui condamne à la mort sociale tous les réfractaires au vaccin.»

Un «raidissement», affirment alors les auteurs, qui «entre en contradiction avec les données pourtant à sa disposition : en dessous de 50 ans, le taux de létalité du Covid-19 tend vers zéro ; les études internationales établissent une efficacité du vaccin limitée dans le temps (trois mois) et une prévention des seules formes graves — ni guère de l’infection ni plus de la transmission».

La question de l’efficacité du vaccin contre la transmission

Les «études internationales» de l’époque permettaient-elles d’établir, comme le font les auteurs de l’article, que les vaccins conféraient «une prévention des seules formes graves – ni guère de l’infection ni plus de la transmission» ? Ce qui aurait effectivement privé d’intérêt une vaccination obligatoire des personnels de santé ?

Comme nous l’avons déjà détaillé dans un article d’octobre 2022, l’efficacité relative des vaccins contre l’infection et la transmission du virus Sars-Cov-2, puis leur déclin avec l’arrivée de nouveaux variants, est apparue de manière beaucoup plus progressive.

En janvier 2021, soit quelques semaines après les premières injections, les connaissances sur le sujet étaient nulles. Et pour cause : l’objectif des essais lors de l’élaboration des vaccins était uniquement d’évaluer leur effet sur les infections symptomatiques.

Mais au fil des mois, plusieurs études ont apporté des premières réponses. Dans un résumé que nous présentions en juin 2021, nous expliquions que ces travaux confirmaient, de manière indépendante, un effet sur le risque d’infections – symptomatiques comme asymptomatiques – chez les vaccinés, et sur la diminution de la charge virale chez les infectés symptomatiques vaccinés. Une étude publiée dans Nature Medicine corrélait également, dans une zone donnée, le taux de vaccination des adultes à une baisse du taux d’infection des moins de seize ans, non vaccinés. Ainsi, lors de l’instauration du pass sanitaire, en juin 2021, et l’obligation vaccinale pour les soignants quelques semaines plus tard, un effet significatif de la vaccination sur les chaînes de transmission était soutenu par les études scientifiques.

Efficacité décroissante

Rien ne permettait cependant, comme nous le rapportions également, d’affirmer que la vaccination protégeait à 100 % contre la transmission ou l’infection. Ce qui n’a pas empêché certains membres du gouvernement de se montrer un peu trop affirmatifs. A l’instar du ministre de l’Education d’alors, Jean-Michel Blanquer, qui n’hésitait pas à déclarer, le 28 juillet 2021 sur France Info, que «quand vous êtes vacciné, vous ne risquez pas de contaminer les autres». Des propos faux, comme le relevaient le jour même nos confrères de l’AFP Factuel (ou le jour suivant ceux du Monde) : «Des données issues des campagnes de vaccination ont montré que les vaccins contre le Covid-19 permettaient de limiter largement le risque de contamination et de transmission, mais sans qu’il soit possible de l’éliminer complètement.» La communication des autorités a donc été, sur ce point, excessive, sans que cela signifie que la protection contre la transmission, à cette époque, c’est-à-dire mi-2021, soit inopérante.

L’efficacité des vaccins contre l’infection et la transmission va en réalité décroître les mois suivant, avec l’arrivée de nouveaux variants. En janvier 2022, lors de la transformation du pass sanitaire en pass vaccinal, une étude suggère ainsi qu’une dose de rappel n’est plus efficace qu’à 37 % contre l’infection (symptomatique ou non) liée au variant omicron, désormais largement majoritaire dans le pays (contre 93 % par rapport au variant précédent, delta). Fin janvier, le président du Conseil scientifique, Jean François Delfraissy, parlant assez maladroitement de «vaccin-médicament», admet ainsi que le vaccin a «une action limitée dans le temps et limitée sur la transmission». Tout en insistant sur le fait qu’il a «une action formidable pour lutter contre les formes sévères».

Pour autant, écrivions-nous à la même époque, si l’espoir de contrôler le nombre de cas grâce à la vaccination semblait alors vain, les épidémiologistes interrogés par CheckNews notaient que le vaccin conservait tout de même un impact sur la transmission. «Cette efficacité a diminué avec le variant delta, sans être nulle. Aujourd’hui, il ne faut pas croire non plus que la vaccination n’a aucune efficacité sur la transmission», expliquait Yves Buisson, qui présidait la cellule «Covid-19» de l’Académie de médecine. Pour l’épidémiologiste Pascal Crépey, une efficacité contre la transmission, même réduite, conservait un impact sur la circulation du virus : «Si la protection contre la transmission avoisine les 30 %, c’est toujours mieux que rien, car lorsqu’on a un taux de reproduction du virus autour de 1,3, avec 30 % de réduction, il passe en dessous de 1», seuil en dessous duquel on peut considérer que l’épidémie cesse sa croissance exponentielle.

L’argument des auteurs selon lequel les «études internationales» évoquaient, à l’époque de l’annonce de l’obligation vaccinale pour les soignants, une faible efficacité du vaccin contre l’infection et la transmission, apparaît donc contestable.

Contacté par CheckNews, Frédéric Pierru renvoie, comme dans son article, aux propos du professeur John Ioannidis, médecin et spécialiste de santé publique à l’université de Standford, aux Etats-Unis, publié dans le Diplo en avril 2023 : «On a présenté [les vaccins] comme pouvant mettre fin à la pandémie alors que leur capacité à réduire la transmission du virus était modeste et s’est érodée rapidement avec l’arrivée du variant omicron. Nous nous sommes trop reposés sur des études médiocres pour évaluer l’efficacité et la sécurité de ces vaccins, et, à l’avenir, il me paraît essentiel de recourir à des essais cliniques randomisés pour appréhender l’intérêt des stratégies vaccinales possibles, par exemple pour les rappels.» Pour le sociologue, la chute de l’efficacité du vaccin début 2022 aurait donc dû être l’occasion de réintégrer les soignants suspendus. Or, «on a prolongé leur calvaire jusqu’en mai 2023, on a été l’un des derniers pays à lever l’obligation, ça n’avait aucun sens».

Le «bon sens» contre la pensée dominante ?

Fauquette et Pierru font ensuite des soignants suspendus – Pierru a recueilli près de 500 témoignages – des êtres dont les «décisions [de refuser la vaccination] n’étaient pas étrangères à la rationalité». De gens qui «maîtrisaient mieux les controverses scientifiques que les épidémiologistes improvisés de BFMTV ou CNews», ou «certains médecins [qui] se mettent en scène, même s’ils ne connaissent rien au sujet». Qui «s’échangeaient des articles scientifiques, des interviews de telle ou telle sommité de la virologie, de l’infectiologie». Qui «voyaient juste», constatant que la vaccination contre le Covid-19 «n’avait rien de miraculeux». Et parmi lesquels «nombre de jeunes femmes ont confié craindre pour leur fécondité». Ce passage, suggérant que la vérité scientifique se situait en dehors du discours institutionnel (mais sans l’étayer) a été largement critiqué sur les réseaux sociaux. De quelles interviews ou travaux scientifiques et de quelles «sommités» de virologie ces soignants débattaient-ils ? En quoi la crainte des jeunes femmes pour leur fécondité était-elle fondée, comme cela est suggéré ? En quoi ces soignants qui avaient refusé le vaccin «maîtrisaient-ils mieux les controverses scientifiques» ?

Auprès de CheckNews, Pierru ne répond pas en détail, mais déclare : «Ce sont des gens – tous très bien notés par leur hiérarchie – qui ont simplement eu des doutes sur les vaccins, alors même qu’ils sont vaccinés pour les autres pathologies obligatoires. Ce ne sont donc pas du tout des antivax. Ce sont des parents qui se sont dit – c’est le syndrome du barrage – «si je me vaccine, mes enfants le seront aussi, alors qu’on ne connaît pas les effets secondaires». Ces parents ont eu peur, mais ça ne justifiait leur mise au ban de la société.»

«Plus globalement, poursuit le sociologue, notre objectif, avec cet article, était de mettre en lumière l’effet de souffle qu’a provoqué cette suspension sur des familles entières. Car ces gens n’étaient pas isolés, ils avaient des enfants, des parents, des familles. Il faut imaginer l’effet de déflagration que cette mise à l’écart professionnelle a eu sur eux. Il faut se souvenir que ce sont des gens qui, en mars 2020, étaient sur le pont contre la pandémie, sans blouse, sans gants, sans masque. Et qui le 15 septembre 2021, se sont fait virer, se sont retrouvés sans boulot, sans rémunération. Ils ont été fusillés pour l’exemple. Ils ne méritaient pas ça.»

Accusation d’eugénisme

Reste ce passage qui a conduit certains internautes à qualifier les auteurs d’eugénistes : «Dès lors, fallait-il faire autant de dégâts humains pour un vaccin qui s’est avéré peu efficace pour empêcher la transmission d’une maladie menaçant en premier lieu la vie des plus âgés et certains malades chroniques ?» Une phrase que plusieurs lecteurs ont interprétée comme une remise en cause de la lutte contre la pandémie au motif que ses conséquences en termes de mortalité se «limitaient» aux personnes âgées. Comme s’il eut été préférable de sacrifier les plus fragiles, afin de ne pas «pénaliser» la grande majorité de la population. Pierru s’en défend, et explique que le passage de l’article signifie qu’«il fallait vacciner les plus âgés et les comorbides», mais que la vaccination «des jeunes ou des infirmières de 35 ans n’avait aucun intérêt».

Cette idée d’une obligation vaccinale ciblée sur les populations à risque, laissant donc libre de leur choix les populations moins exposées aux formes graves, avait déjà été un des sujets de discussion lors de la pandémie, précisément au moment où les données indiquaient une faible efficacité du vaccin contre la transmission des variants les plus contagieux. Dans un article de janvier 2022, précisément intitulé «A quoi sert le pass vaccinal si le vaccin n’empêche pas la transmission ?», nous évoquions l’exemple italien, qui avait imposé la vaccination aux plus de 50 ans.

Plusieurs spécialistes jugeaient alors cette option peu pertinente. Tel l’épidémiologiste Yves Buisson : «On commence à admettre, à tort, que la vaccination n’empêche pas la transmission. En réalité, elle ne l’empêche pas totalement, mais elle a quand même un rôle quand elle est complète, récente et réalisée chez des personnes immunocompétentes.» En découle dès lors «un effet populationnel très important», estimait-il, puisque «dans une population très vaccinée, le virus aura beaucoup plus de mal à passer». Ensuite, soulignait-il, dans la catégorie des personnes considérées comme à risque de développer une forme grave, figurent aussi toutes celles présentant des comorbidités, telles que l’obésité, le diabète ou l’hypertension. Or, ces pathologies «n’ont pas d’âge», et il serait très compliqué de mener des contrôles : demander, par exemple, «leur taux glycémique aux personnes diabétiques» constituerait une violation du secret médical. Pour Buisson, une telle mesure restait donc «irréalisable». Sur les réseaux sociaux, plusieurs commentateurs ont repris ces arguments, ajoutant aussi l’impasse qu’auraient faite les deux auteurs sur le sujet des Covid longs, qui a frappé parfois des jeunes en bonne santé.

Si l’article a été largement critiqué sur les réseaux sociaux, certaines réactions ont été plus mitigées. Sur X, le médecin Yvon Le Flohic, très actif pendant la pandémie, livre ainsi un avis moins tranché. «En début d’épidémie, la vaccination des soignants a pu éviter des décès et formes graves chez les personnes à risque, en particulier âgées, et des formes graves chez les soignants eux-mêmes», écrit-il. Mais «oui, ajoute-t-il, rappelant sa position d’alors, la communication «tous vaccinés tous protégés» laissera des traces. Et je ne regrette pas d’avoir dit ce que j’ai pu en dire, quitte à me fâcher avec certains néoexperts virologues ou «debunkers» opportunistes, dont l’assurance crasse a parfois bien antagonisé ce qui n’était ni blanc ni noir, mais bien plus souvent gris, au point de comprendre l’exaspération des antivax vis-à-vis de certains personnages qui se sont érigés en parangons de la science. Reste que le vaccin a été bien utile et a sauvé des vies, pas toutes ; reste qu’il a été aussi inutile pour d’autres».

Interrogé, enfin, à propos de la violence des réactions suscitées par leur article, Frédéric Pierru n’en a cure. «Je me fais maintenant traiter de «facho» ou de complotiste sur les «ragots sociaux». Je m’en fiche. Moi, ce qui m’intéresse, ce sont les ressorts sociopolitiques de la défiance envers les élites médicales et politiques, comment expliquer la montée du vote RN et LFI en bas de la hiérarchie des soignants», face à «des élites médicales et politiques qui étaient vexées de ne pas être écoutées, car plus considérées». Et à ce titre, «le vaccin est un traceur de la défection croissante à l’égard des élites». Pour ce sociologue, «si on ne comprend pas la violence du 12 juillet 2021 [l’annonce par Macron de la suspension des soignants non vaccinés, ndlr], on n’a rien compris». Car «cette mesure ne représente rien d’autre qu’une haine de classe ; les macronistes ont voulu punir le populaire».