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Tabagisme : est-il vrai que «chaque cigarette fumée fait perdre vingt minutes de vie» ?

Un court éditorial paru dans une revue médicale propose de mettre à jour un calcul sommaire réalisé il y a un quart de siècle. Une cigarette fumée ne coûterait pas onze minutes de vie, mais vingt. Une valeur qui reste très approximative, et est vraisemblablement inexacte si l’on s’intéresse aux petits ou gros fumeurs.
Chaque cigarette consommée amputerait la vie des fumeurs de l’ordre de «dix-sept minutes pour les hommes» et de «vingt-deux minutes pour les femmes». (Andrej Ivanov/AFP)
publié le 31 décembre 2024 à 17h34

De combien de temps chaque cigarette fumée consume-t-elle nos vies ? En cette fin d’année 2024, la presse grand public s’est largement fait l’écho d’une estimation fraîchement réalisée par des chercheurs britanniques, selon qui chaque cigarette consommée amputerait la vie des fumeurs de l’ordre de «dix-sept minutes pour les hommes» et de «vingt-deux minutes pour les femmes» – soit de l’ordre de vingt minutes en moyenne. Certains articles de presse évoquent une étude «de grande envergure», qui réévalue à la hausse une estimation antérieure, datée de l’année 2000, qui concluait à une perte de onze minutes par cigarette consumée.

Un calcul très sommaire réalisé en 2000…

Reste que cette réévaluation, comme le chiffre d’origine, est à prendre avec quelques pincettes. Retournons à l’estimation publiée il y a un quart de siècle. La valeur communiquée était donc alors de onze minutes de vie perdue pour chaque cigarette fumée. L’article d’où elle était tirée n’était pas une complexe et savante étude, mais une simple et brève «lettre à l’éditeur» parue le 1er janvier 2000 dans le British Medical Journal – une date traditionnellement dévolue à la prise de «bonnes résolutions», comme le notaient alors ses auteurs.

Leur calcul tenait en trois chiffres. Tout d’abord, le nombre moyen d’années perdues, tiré de comparaisons entre non-fumeurs et fumeurs (toutes habitudes de consommation confondues). La valeur retenue était de 6,5 années de vie (équivalant grosso modo à 2 375 jours, soit 3,4 millions de minutes). Un chiffre déduit d’une analyse provisoire de la British Doctors Study – une cohorte de 34 000 médecins britanniques masculins suivis depuis le début des années 1950 et d’autres données statistiques disponibles à date de publication. Deuxième valeur utilisée pour le calcul : le nombre moyen de cigarettes consommées quotidiennement par les fumeurs britanniques de sexe masculin. La donnée retenue pour le calcul (15,8 cigarettes par jour, soit 5 772 par an) était, pour sa part, tirée d’une enquête réalisée au milieu des années 1990. Dernière donnée utile au calcul, issue de la même source : la durée médiane de consommation de cigarettes au cours d’une vie de fumeur, à savoir cinquante-quatre ans.

Les auteurs en déduisent le nombre de cigarettes fumées au cours d’une vie et, par suite, le nombre de minutes volées par chaque mégot. La courte communication s’amuse à chiffrer quelques bénéfices concrets à tirer de l’arrêt du tabac : une cigarette fumée en moins c’est, durant la vie du fumeur, «l’opportunité» gagnée «d’un appel téléphonique à un ami, de la lecture d’un journal, d’une marche rapide, ou d’un rapport sexuel assez frénétique» ; un paquet en moins équivalent à trois heures quarante de gagnées pour «un film longue durée comme Titanic, deux matchs de football, une séance de shopping, […] une participation au marathon de Londres, ou du sexe tantrique»

Au-delà de ce passage volontairement léger, les auteurs soulignaient surtout plusieurs limites de cette estimation. «Ce calcul est, certes, grossier : il repose sur des moyennes, suppose que les effets du tabagisme sur la santé sont répartis uniformément tout au long de la vie d’un fumeur, présuppose que le nombre de cigarettes fumées au cours d’une vie est constant, et ne tient pas compte des difficultés à classer les personnes en tant que fumeurs ou non-fumeurs au cours de leur vie. Cependant, il montre le coût élevé du tabagisme d’une manière compréhensible par tous.»

Il est surtout à noter que le calcul ne concernait qu’un supposé «fumeur moyen», et n’explorait pas les conséquences potentiellement différentes du tabac sur des fumeurs quotidiens dont les habitudes de consommation seraient sensiblement inférieures ou supérieures aux 15,8 clopes quotidiennes retenues.

…et un calcul tout aussi sommaire pour l’éditorial de 2024

L’article paru en cette fin décembre 2024 dans le journal britannique Addiction, sous forme d’éditorial, propose une correction de ce calcul présenté vingt-cinq ans plus tôt. Et présente, de ce fait, exactement les mêmes limites.

La nouvelle communication, elle aussi assez brève, est signée d’un petit groupe de chercheurs commissionné par le département de la Santé et de la Protection sociale du Royaume-Uni. Ils observent que, quelques années après la publication de l’article du 1er janvier 2000, les données de la British Doctors Study ont été analysées avec plus de précision. Depuis 2004, «[en tenant compte] de facteurs de confusion importants (par exemple, la situation socio-économique), on estime que les [hommes] fumeurs qui n’ont pas arrêté de fumer ont perdu environ dix années d’espérance de vie, contre 6,5 années précédemment», constatent-ils. Soit une augmentation de plus de 50 %… En reprenant le reste des chiffres utilisés dans la communication originale, les signataires de l’éditorial arrivent (logiquement) à un chiffre augmenté d’autant, et passent de onze à dix-sept minutes pour le fumeur masculin «moyen».

S’agissant des femmes, les chercheurs ont pris pour référence une importante cohorte britannique (la Million Women Study, focalisée sur des femmes de plus de 50 ans essentiellement suivies sur la décennie 2000). Par souci de cohérence avec le calcul initial, le chiffre retenu pour la consommation moyenne de cigarettes pour les femmes du Royaume-Uni (13,6 cigarettes par jour) est également arrêté au mitan des années 1990. Les auteurs déduisent que la fumeuse moyenne perdrait, elle, vingt-deux minutes de vie par cigarette. Tous sexes confondus, le fumeur moyen perdrait de l’ordre de vingt minutes par clope.

Le calcul s’arrête là. Laissant le lecteur avec les mêmes questions qu’autrefois. Par exemple, est-il raisonnable de conclure que le nombre de minutes perdues est le même pour quelqu’un qui fume une cigarette par jour pendant toute sa vie et pour quelqu’un qui fume vingt cigarettes par jour pendant toute sa vie ? Rien n’est moins sûr puisque diverses études montrent que le risque de mortalité associé à certaines pathologies croît en fonction du nombre de cigarettes fumées quotidiennement.

«Un certain nombre d’hypothèses simplificatrices»

«Nous ne faisons pas de distinction entre les personnes qui fument différents nombres de cigarettes par jour, mais nous basons plutôt notre estimation sur le niveau moyen de consommation», confirme à CheckNews Sarah Jackson, cosignataire de l’éditorial. «L’estimation est basée sur un certain nombre d’hypothèses simplificatrices», admet-elle. «Il y aura des différences entre les individus en fonction de leurs habitudes de consommation. Je ne peux pas dire avec certitude dans quel sens, lorsqu’il s’agit de fumeurs plus légers ou plus gros – il est probable que cela diffère en fonction de l’effet sur la santé, par exemple les risques de cancer sont plus linéaires avec la consommation, alors que les risques cardiovasculaires ne le sont pas.»

D’autres aspects du calcul interrogent. Parmi eux, le fait de considérer que la consommation moyenne quotidienne de cigarette au Royaume-Uni au milieu des années 1990 est un chiffre pertinent pour analyser les risques sur une cohorte suivie depuis le début des années 1950 (pour les hommes) ou, à l’inverse, sur toute la décennie 2000 (pour les femmes). Ce, alors même que les niveaux de consommation moyens tendent à baisser au fil des ans (en 1996, 2008 et 2023, la consommation moyenne de cigarettes est passée de 15,8 à 14,4 puis à 11,5 par jour pour les hommes et de 13,6 à 12,9 puis à 9,5 par jour pour les femmes). Le recours aux chiffres du mitan des années 1990 pour les femmes fait partie des «hypothèses simplificatrices» assumées par Sarah Jackson et ses confrères, quand bien même le résultat resterait, finalement, assez approximatif. Les auteurs reconnaissent d’ailleurs, dans leur article, d’autres facteurs qui ne sont pas pris en compte dans l’élaboration de ce chiffre «moyen». Par exemple, le fait que «l’âge auquel on commence à fumer peut également jouer un rôle, les personnes qui commencent à fumer à un plus jeune âge étant potentiellement plus vulnérables aux maladies liées au tabagisme».

Quand bien même le chiffrage final reste imprécis, les constats généraux qu’il sous-tend restent tout à fait valides. Fumer – même modérément – entraîne une augmentation notable du risque de mortalité, et chaque cigarette ampute bien l’existence de nombreuses minutes de vie. Pour un fumeur «moyen», l’ordre de grandeur d’une vingtaine de minutes apparaît vraisemblable – quand bien même des calculs statistiques plus complexes seraient nécessaires pour quantifier plus précisément l’effet.

La publication de cet éditorial, outre la brève mise à jour opérée sur le calcul présenté en l’an 2000, est l’occasion pour les auteurs de rappeler plusieurs constats scientifiques importants. D’une part, que les dommages causés par le tabagisme «sont cumulatifs, et que plus la personne s’arrête tôt, et plus elle évite de fumer de cigarettes, plus elle vit longtemps». Aussi, et surtout, que plusieurs études suggèrent que les années perdues par les fumeurs sont des années de vie «en bonne santé». «Le tabagisme empiète principalement sur les années intermédiaires relativement saines», notent les auteurs. «Ainsi, un fumeur de 60 ans aura généralement le profil de santé d’un non-fumeur de 70 ans»… En bref : la cigarette n’est pas seulement une perte de temps, elle est surtout une perte de bon temps.