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Ukraine: que sait-on des labos présentés par la Russie comme des sites américains de développement d’armes biologiques?

Guerre entre l'Ukraine et la Russiedossier
Depuis de nombreuses années, des laboratoires ukrainiens et géorgiens partenaires d’un programme américain de «lutte contre les risques biologiques» sont présentés par la Russie comme des sites de production d’armes biologiques.
Le porte-parole du ministère russe de la Défense, Igor Konashenkov, lors d'un briefing, le 10 mars. (Ministère Russe de la Défense/AFP)
publié le 11 mars 2022 à 9h36
Question posée par Fred, le 9 mars.

Bonjour,

Le sujet, pas tout à fait neuf, connaît un vif succès sur les réseaux sociaux depuis le début du conflit russo-ukrainien : divers laboratoires de recherche biologiques implantés en Ukraine seraient des sites «américains» destinés à produire «des armes biologiques». Selon de nombreux relais de cette thèse, l’intervention russe aurait notamment pour objectif de contrecarrer cette menace.

Ce vendredi après-midi, le Conseil de sécurité de l’ONU doit se réunir en urgence à la demande de la Russie, qui affirme que Washington et Kyiv gèrent des laboratoires destinés à produire des armes biologiques en Ukraine. Dimanche dernier, le porte-parole du ministère russe de la Défense, Igor Konashenkov, a lui-même affirmé que des preuves d’un programme biologique militaire «financé par les Etats-Unis et développé en Ukraine» avaient été découvertes. «Au cours de l’opération militaire spéciale, des preuves des mesures hâtives prises par le régime de Kyiv pour dissimuler toute trace du programme biologique militaire financé par le département américain de la Défense en Ukraine ont été révélées», a-t-il déclaré, selon des propos relayés par l’agence de presse russe Tass. Le ministère a affirmé que des employés de ces sites avaient transmis des informations relatives à la «destruction, en urgence, le 24 février, sur ordre du ministère ukrainien de la santé», d’agents pathogènes particulièrement dangereux tels que peste, anthrax, choléra, ou tularémie. «De toute évidence, après le lancement des opérations militaires spéciales, le Pentagone a eu peur que les expériences biologiques secrètes menées en Ukraine soient mises à jour.» Des allégations réitérées ce 9 mars par le ministère russe des Affaires étrangères.

Mardi, lors d’une audition parlementaire, Victoria Nuland, sous-secrétaire d’État pour les Affaires politiques des Etats-Unis, expliquait que son pays «travaillait avec les Ukrainiens sur les manières d’éviter que [des] matériaux liés à la recherche puissent tomber aux mains des forces russes si elles devaient s’en approcher». «L’Ukraine dispose d’installations de recherche biologique, et nous sommes assez inquiets de la possibilité que les forces russes tentent d’en prendre le contrôle.» Des propos qui ont été interprétés par certains internautes comme un aveu concernant des recherches sur le financement ou le développement d’armes chimiques par les Etats-Unis.

Que sait-on en réalité, à cette heure, des fameuses «installations de recherches» en territoire ukrainien ? Leur financement par le Pentagone est-il avéré ? Quels types de recherches y sont menés ?

«Programme de réduction des risques biologiques»

Depuis de longues années, le ministère américain de la Défense finance, sous l’œil méfiant de la Russie, un programme officiel de «réduction des risques biologiques» (Defense Threat Reduction Agency, ou DTRA), ainsi présenté en 2016 sur le site gouvernemental dédié : «Pendant la guerre froide, le complexe militaro-industriel de l’Union soviétique s’est efforcé de devenir une superpuissance biologique en transformant des virus et des bactéries en armes de guerre. Des installations d’armes biologiques à l’échelle industrielle ont été construites pour gagner la course aux armements de la guerre bactériologique. Avec l’effondrement de l’Union soviétique, les républiques nouvellement indépendantes ont été confrontées au défi de traiter des agents pathogènes mortels sur des sites laissés sans protection et vulnérables au vol. [Le programme] de réduction de la menace biologique […] a cherché à démanteler cette infrastructure massive de recherche, de développement et de production d’armes de destructions massives biologiques. Le programme fonctionne dans un cadre interagences pour empêcher la prolifération de l’expertise, des matériaux, des équipements et des technologies qui pourraient contribuer au développement d’armes biologiques. La DTRA a réalisé la mise en œuvre des projets de réduction des menaces biologiques en Russie, au Kazakhstan, en Ouzbékistan, en Géorgie, en Azerbaïdjan et en Ukraine.»

Et de préciser qu’au fil des ans, «une assistance a été fournie aux partenaires de l’ancienne Union soviétique» pour, notamment, «consolider et sécuriser les collections de pathogènes dangereux dans des laboratoires de référence ou des dépôts centraux, améliorer la sûreté et la sécurité des installations biologiques». «Aujourd’hui, les travaux en cours mettent également l’accent sur la coopération et la recherche collaborative avec des instituts et des scientifiques pour renforcer la détection et le diagnostic des épidémies de maladies hautement infectieuses et des menaces biologiques connexes.»

Le 25 février, un responsable américain d’un programme gouvernemental de surveillance des menaces – notamment nucléaires et biologiques – liées à la chute du bloc soviétique avait jugé que le risque posé par les agents pathogènes stockés dans ces laboratoires augmenterait si ces sites subissaient des dommages. «Si vous perdez l’alimentation électrique, les agents pathogènes dans les congélateurs se réchauffent», a-t-il déclaré au Bulletin of the Atomic Scientists. «Si le système de ventilation est endommagé, ou si le bâtiment lui-même est endommagé, et que ces agents pathogènes maintenant à température ambiante sont capables de s’échapper de l’installation, ils peuvent alors être potentiellement infectieux dans la région autour de l’installation.»

Selon ce responsable, les Etats-Unis auraient collaboré avec 26 sites ukrainiens, et fourniraient «un soutien matériel direct» à six d’entre eux.

Des laboratoires supervisés par les pays hôtes

Sur le site de l’ambassade des Etats-Unis en Ukraine, il est expliqué que le programme de réduction des menaces biologiques en Ukraine est exécuté sous la supervision du ministère de la Santé, le service d’Etat ukrainien pour la sécurité alimentaire et la protection des consommateurs, l’Académie nationale des sciences agraires et du ministère de la Défense.

L’ambassade précise également que le programme étasunien a permis «la mise à niveau de nombreux laboratoires pour le ministère de la Santé et le service national de sécurité alimentaire et de protection des consommateurs de l’Ukraine, atteignant le niveau de biosécurité 2. En 2019, [le programme a construit] deux laboratoires pour ce dernier, un à Kyiv et un à Odessa.» On peut également lire que le programme de la DTRA a officiellement soutenu des projets d’évaluation des risques de maladies liées aux oiseaux migrateurs survolant l’Ukraine, la surveillance de la grippe porcine sur le territoire, ou encore le suivi de la prévalence plusieurs virus (nairovirus, hantavirus) pouvant infecter l’humain et, en 2020, le suivi du Covid-19. Depuis 2016, un programme soutient «la diffusion efficace des résultats scientifiques» entre les laboratoires soutenus par le programme américain.

Cette présentation des projets menés dans les laboratoires soutenus par la DTRA est à mettre en regard avec les déclarations faites, ce jeudi 10 mars, par le porte-parole du ministère russe de la Défense, Igor Konachenkov. Comme le relaie l’AFP, celui-ci a en effet déclaré lors d’un briefing avoir reçu «des documents remis par les employés des laboratoires ukrainiens» supposés révéler «un projet américain sur le transfert d’agents pathogènes par des oiseaux sauvages migrateurs entre l’Ukraine et la Russie et d’autres pays voisins», ainsi que «des travaux sur les agents pathogènes d’oiseaux, de chauves-souris et de reptiles en Ukraine en 2022» ou sur la «possibilité de la propagation de la peste porcine africaine et de l’anthrax». «Dans les laboratoires établis et financés en Ukraine, des documents montrent que des expériences ont été menées avec des échantillons de coronavirus de chauve-souris», a-t-il déclaré.

Ce 10 mars, le chef de la diplomatie russe, Sergueï Lavrov, a accusé Washington d’utiliser «le territoire ukrainien pour mener des expériences sur des agents pathogènes qui peuvent ensuite être utilisés pour créer des armes biologiques». Il a affirmé que ces activités étaient menées «dans le plus grand secret», dénonçant la création de laboratoires «tout au long du périmètre de la Russie et de la Chine».

Des accusations déjà portées contre des laboratoires implantés dans d’autres pays

Les accusations de recherches dangereuses dans des laboratoires financés par les Etats-Unis aux frontières de la Russie ne datent pas de l’invasion en Ukraine. Au printemps 2020, l’ambassade avait déjà publié une mise au point au sujet de «la désinformation russe concernant le partenariat solide entre les Etats-Unis et l’Ukraine pour réduire les menaces biologiques».

Mais la propagande russe destinée à nourrir la méfiance contre le projet DTRA remonte au moins au milieu des années 2010. En 2018, le média Coda Story publiait une enquête sur des allégations similaires portant sur un laboratoire en Géorgie : «L’agence de presse Sputnik, contrôlée par le Kremlin, l’a décrit [en 2016, ndlr] comme faisant partie d’un effort américain pour encercler le pays avec des installations d’armes biologiques» notait l’article. D’autres rumeurs alimentées par la Russie suggéraient l’implication du laboratoire dans la contamination délibérée de moustiques par le virus Zika en 2016, à destination du territoire russe, ou la dissémination d’une maladie ravageant les cultures en Géorgie en 2018. Un sénateur russe avait suggéré que le Novitchok utilisé contre Sergueï Skripal – ex-espion russe ciblé par un empoisonnement en 2018 – avait pour origine un site géorgien ou ukrainien.

Le laboratoire géorgien au cœur de ces rumeurs faisait, de manière tout à fait officielle, partie intégrante d’un programme américain «visant à neutraliser la menace potentielle des restes de la recherche sur les armes biologiques et chimiques du Kremlin de l’ère soviétique», géré par l’Agence de réduction des menaces du Pentagone. Son objectif affiché est de sécuriser les échantillons viraux et bactériens «laissés par les scientifiques soviétiques», et conservés jusqu’alors «dans un ancien institut de recherche de l’ère soviétique au milieu de Tbilissi». Un détail occulté par les médias relayant la propagande russe, selon Coda Story. Le directeur du laboratoire géorgien expliquait à Coda que l’installation poursuivait une mission de service public «précédemment assuré par l’institut de l’ère soviétique – détecter et lutter contre les épidémies» : «La surveillance des maladies infectieuses est effectuée en Géorgie depuis 1937. Ici, nous faisons exactement le même travail que dans le précédent site, mais dans un environnement beaucoup plus sûr», expliquait-il, précisant par ailleurs que des chercheurs russes travaillaient sur le site. Et de noter que la Russie possédait elle-même ses propres installations équipées de manière similaire à son laboratoire.

Outre l’Ukraine et la Géorgie, des sites au Kazakhstan, en Ouzbékistan ou en Arménie ont fait l’objet du même type de campagnes de dénigrement. En 2020, l’agence russe Lenta avait ainsi suggéré que les laboratoires ouzbeks et kazakhstanais pourraient être à l’origine de plusieurs épidémies au cours de la décennie précédente. La Russie avait obtenu fin 2019 le droit d’inspecter le site arménien, dans l’espoir de dissiper ses doutes quant aux activités de recherches qui y étaient menées.

Les Etats-Unis mettent en garde contre des attaques biologiques russes en Ukraine

Le discours russe sur les laboratoires du réseau DTRA est entendu bien au-delà de ses frontières. Ainsi, ce 8 mars, le ministère chinois des Affaires étrangères a appelé les Etats-Unis à «rendre pleinement compte de leurs activités militaires biologiques dans leur pays et à l’étranger et à se soumettre à une vérification multilatérale».

Le 9 mars sur Twitter, Jen Psaki, l’attachée de presse de la Maison Blanche, a déclaré que les Etats-Unis avaient «pris note des fausses allégations de la Russie concernant de prétendus laboratoires américains d’armes biologiques et le développement d’armes chimiques en Ukraine. […] C’est absurde. […] Les Etats-Unis respectent pleinement leurs obligations au titre de la Convention sur les armes chimiques et de la Convention sur les armes biologiques et ne développent ni ne possèdent nulle part de telles armes. C’est la Russie qui a une expérience longue et bien documentée d’utilisation d’armes chimiques, y compris dans les tentatives d’assassinat et d’empoisonnement des ennemis politiques de Poutine comme Alexeï Navalny. C’est la Russie qui continue de soutenir le régime d’Assad en Syrie, qui a utilisé à plusieurs reprises des armes chimiques. C’est la Russie qui maintient depuis longtemps un programme d’armes biologiques en violation du droit international. De plus, la Russie a l’habitude d’accuser l’Occident des violations que la Russie commet elle-même. […] Tout cela constitue un stratagème évident de la part de la Russie pour tenter de justifier son attaque [préméditée et injustifiée] contre l’Ukraine. Maintenant que la Russie a fait ces fausses déclarations et que la Chine a apparemment approuvé cette propagande, nous devrions tous être à l’affût du fait la Russie puisse éventuellement utiliser des armes chimiques ou biologiques en Ukraine, ou créer une opération sous faux drapeaux en en utilisant. C’est un schéma clair.»

Le Bulletin of the Atomic Scientists note qu’au début des années 1990, le «programme coopératif de réduction des menaces», dont est issu le programme DTRA, impliquait pleinement la Russie. «Un accord entre l’Union européenne, les Etats-Unis, la Russie et le Japon a conduit au développement du Centre international des sciences et technologies à Moscou, qui a canalisé les ressources du programme américain de réduction coopérative des menaces et les fonds d’autres pays vers des projets scientifiques impliquant d’anciens experts en armes biologiques», explique l’auteur de l’article. Celui-ci note que le Pentagone «a même parrainé des scientifiques occidentaux afin qu’ils travaillent dans d’anciens laboratoires d’armes biologiques russes. En 2012, cependant, l’arrangement entre la Russie, les Etats-Unis et d’autres pays a commencé à se dénouer, et la Russie a mis fin à son accord pour accueillir le Centre international des sciences et de la technologie, qui a depuis déménagé au Kazakhstan».


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