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Ukraine: que s’est-il passé sur le site nucléaire de Zaporijia?

Guerre entre l'Ukraine et la Russiedossier
Des affrontements ont eu lieu, dans la nuit du jeudi 4 au vendredi 5 mars sur le site de la plus grande centrale d’Europe, sous l’œil d’une caméra de surveillance.
Dans la nuit du 3 au 4 mars, des combats ont eu lieu entre les forces russes et ukrainiennes dans la centrale de Zoporijia. (Autorité nucléaire de Zaporijia.AFP)
publié le 5 mars 2022 à 10h08

«Terrorisme nucléaire» : c’est en ces termes que le président ukrainien Volodymyr Zelensky a qualifiés, vendredi, les événements survenus dans la nuit sur le site de la centrale nucléaire de Zaporijia, dans le sud-est du pays. «Nous alertons tout le monde sur le fait qu’aucun autre pays hormis la Russie n’a jamais tiré sur des centrales nucléaires. C’est la première fois dans notre histoire, la première fois dans l’histoire de l’humanité. Cet Etat terroriste a maintenant recours à la terreur nucléaire», a-t-il affirmé dans une vidéo diffusée en ligne. L’Ukraine compte quinze réacteurs nucléaires. S’il y a une explosion, c’est la fin de tout. La fin de l’Europe. C’est l’évacuation de l’Europe». La Russie, de son côté, a rejeté la faute sur des saboteurs «nationalistes ukrainiens», qualifiant l’attaque de «provocation monstrueuse».

Que s’est-il passé ? Après une nuit d’affrontements, cette centrale d’une capacité de près de 6 000 mégawatts (la plus importante d’Europe), située à Enerhodar, au sud-ouest de Zaporijia, sur le Dniepr, est tombée aux mains des Russes. D’après les autorités ukrainiennes, des tirs provenant des chars russes ont provoqué un incendie – éteint depuis – dans un laboratoire et un bâtiment consacré aux formations. Selon les informations rapportées par les autorités ukrainiennes à l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), aucun système de sûreté des six réacteurs de la centrale n’a été touché et il n’y a pas eu de rejet de matières radioactives.

Des événements filmés

Grâce à une caméra placée dans un des bâtiments de la centrale, une grande partie des affrontements sur le site ont été diffusés en direct. Une captation d’un peu moins de quatre heures publiée sur YouTube permet ainsi de retracer l’évolution de l’attaque.

Le poteau visible en première partie de vidéo est celui situé sur les abords de la rue Promyslova, qui permet d’accéder au complexe depuis la ville d’Enerhodar. La caméra – de qualité médiocre – filmait cette route depuis un bâtiment, sans doute administratif, situé au cœur du complexe. Une zone située à côté des réacteurs, qui sont hors champ, sur la gauche.

Sur les images, on décèle dans la pénombre ce qui s’avère être une colonne de véhicules, a priori russes, s’avançant sur cette route principale. Des échanges de tirs ont lieu dès les premières minutes de diffusion, vers 23 h 30 heure locale (22 h 30 en France), si l’on en croit l’horodatage de la séquence. Il faut attendre encore une heure de plus, et l’avancée du convoi (que l’on observe grâce aux phares) pour que les affrontements s’intensifient.

Sur la vidéo pixélisée, on aperçoit alors les véhicules essuyer des tirs venant de la droite, les étincelles des projectiles qui heurtent ou ricochent sur leur blindage illuminant le parking. A mesure que les blindés avancent, on les voit diriger un feu nourri sur les bâtiments à droite de la route, donc en direction opposée aux réacteurs. Un incendie se déclare, on aperçoit des flammes à partir de 1 h 19 du matin (heure ukrainienne). Quelques heures plus tard, on reconnaît un camion de pompiers venus les combattre.

La topologie des bâtiments, du parking attenant et des pelouses qui les séparent, permet de retrouver quelle partie de la centrale nucléaire a été visée. L’incendie, visible à droite sur les images, s’est ainsi déclaré à environ 500 mètres du premier réacteur, dans un édifice référencé sur Google en tant que «centre de formation pédagogique pour la formation du personnel».

Interrogé par le Monde, Petro Kotin, responsable de l’entreprise publique d’énergie nucléaire ukrainienne Energoatom, indique que les affrontements auraient causé la mort de trois personnes. Ce dernier affirme également que «les Russes ont bombardé toute la zone de la centrale» et que «le bâtiment consacré aux formations a été complètement détruit». Ce qui n’apparaît cependant pas sur les quatre heures de vidéo mises en ligne, ni sur les photos prises le lendemain. Si l’immeuble accueillant le centre de formation semble avoir été la cible de nombreux tirs et l’objet de plusieurs incendies, les clichés ne montrent pas un bâtiment «complètement détruit». De même, il ne ressort pas de la vidéo un bombardement de «toute la zone de la centrale».


Dans un rapport publié le lendemain après-midi, l’Inspection nationale de la réglementation nucléaire d’Ukraine relevait néanmoins des dommages dans le «bâtiment du compartiment du réacteur de la tranche ZNPP 1», et évoquait «deux obus d’artillerie» ayant touché «la zone de l’entrepôt de combustible nucléaire usé de type sec». Tout en indiquant la nécessité d’«évaluations complémentaires». Dans une mise à jour publiée le 9 mars, l’AIEA expliquait également que, selon le régulateur ukrainien, «le transformateur de l’unité 6 a été mis hors service et faisait l’objet d’une réparation d’urgence».

Un ensemble de dégâts causés à gauche du champ de vision de la caméra, comme l’expliquait, le 11 mars, la radio publique américaine (NPR) sur son site, qui mentionne aussi des dommages sur deux lignes électriques et sur le bâtiment administratif à droite des réacteurs (au pied de la caméra).


Les Russes présents la veille dans la région

L’arrivée de cette colonne était prévisible. Plus tôt dans la journée de jeudi, comme le relève l’AFP, l’Ukraine avait indiqué à l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) que des chars et des fantassins russes se trouvaient près de la ville d’Enerhodar, à quelques kilomètres de la centrale nucléaire.

Comme l’ont rapporté plusieurs médias, des habitants avaient mis en place depuis plusieurs jours des barricades à l’entrée sud d’Enerhodar, pour empêcher – vainement – les troupes russes d’avancer vers l’infrastructure nucléaire.

Jeudi en fin d’après-midi, une photo d’une file de véhicules russes, dont des blindés et des tanks, a ainsi été partagée en ligne dans des groupes pro-ukrainiens. La première publication que nous avons trouvée apparaît à 18 h 45 heure française, ce qui concorde avec d’autres messages évoquant l’arrivée des Russes aux portes de la ville. CheckNews a géolocalisé précisément cette photo à une centaine de mètres du barrage mis en place par les habitants sur la route P37.

Dans une autre séquence, partagée un peu plus tôt et également géolocalisée par CheckNews un peu plus au nord, sur cette même route P37, on voit des civils qui s’affairent sur le barrage en brûlant des pneus pour essayer de stopper l’avancée des Russes.

A quel point le site aurait-il pu être mis en danger par les bombardements ?

Le site de Zaporijia abrite l’un des quatre ensembles de réacteurs du parc nucléaire ukrainien. Avec six réacteurs et une puissance cumulée de 5 700 MW, il s’agit de la plus importante de ces centrales. Dans l’état actuel des choses, Energoatom – la compagnie nationale de production d’énergie nucléaire d’Ukraine – a signalé que «seul le quatrième réacteur restait en service», soulignant qu’il était situé «à la distance maximale de la zone de tir de la nuit». De son côté, l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) a précisé que ce réacteur fonctionnait désormais à 60 % de ses capacités.

Selon Energoatom, la désactivation des unités 2 et 3 avait été lancée au cours de la nuit, «en raison du risque élevé de dommages aux installations nucléaires». L’AIEA précise qu’avant l’attaque, le premier réacteur était déjà à l’arrêt pour maintenance, tandis que les réacteurs 5 et 6 fonctionnaient à faible capacité.

Le bombardement du site aurait-il pu conduire à un accident nucléaire ?

Les réacteurs de cette centrale sont de type VVER, à eau pressurisée, d’inspiration soviétique. Comme l’explique l’Institut français de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN), leur principe de fonctionnement «est proche de celui des réacteurs à eau sous pression occidentaux» : cela signifie que que le circuit d’eau chauffé par la fission nucléaire vient réchauffer un second circuit indépendant, qui fait tourner les turbines.

Ceux de Zaporijia, des VVER-1000 /230, sont abrités dans une enceinte de confinement en béton précontraint (comme quasiment tous les réacteurs d’Ukraine) pouvant résister, selon un rapport de 2021 du bureau fédéral autrichien de l’environnement, à l’impact «d’un petit avion».

Mais des études remontant au début des années 1990 estimaient que d’autres parties de ce type de centrales étaient plus vulnérables, avec des risques de rupture de conduites d’eau et de vapeur, ou d’interruption des dispositifs de sécurité. Des travaux de modernisation ont cependant été entrepris durant les années 2000, puis en 2013, après la catastrophe de Fukushima, sans pour autant permettre à ces réacteurs d’atteindre le niveau de sûreté observé dans d’autres sites du parc européen.

Malgré ces failles, les observateurs se veulent rassurants au sujet des dispositifs de sécurité entourant les sites VVER-1000 /320 ukrainiens. «En cas d’anomalie dans les réacteurs – par exemple si la puissance, la température ou la pression dépassent un certain seuil – un système va automatiquement commencer l’arrêt de la réaction nucléaire en chaîne, détaille Karine Herviou, de l’IRSN. Ces centrales disposent de groupes électrogènes de secours, avec suffisamment de carburant en réserve pour assurer que le cœur soit refroidi durant au moins une semaine, ce qui laisse le temps d’intervenir ou de ravitailler le site en carburant sur le plus long terme.» Elle note par ailleurs que «dans les centrales VVER-1000 ukrainiennes, les circuits de refroidissement sont présents en trois exemplaires pour chaque réacteur. Elles disposent en outre de quatre groupes électrogènes de secours par réacteur, dont un qui est bunkerisé.»

Selon Uwe Stoll, directeur technique et scientifique de la Société allemande pour la sûreté des installations et des réacteurs nucléaires (GRS), «dans ce type de réacteur, la piscine qui permet le refroidissement combustible nucléaire usagé se trouve à l’intérieur de l’enceinte de confinement, et est protégée de la même façon que le réacteur.»

Les réacteurs auraient-ils pu se mettre hors service en cas de bombardement de l’enceinte ?

Outre les dispositifs de détection d’anomalies internes aux réacteurs, certaines centrales du parc européen disposent de capteurs de vibrations – sismiques – qui commencent l’arrêt de leur fonctionnement. De tels capteurs existent-ils à Zaporijia ? Auraient-ils pu être activés en cas d’atteinte du site par un projectile ? Sans être affirmatif, Uwe Stoll juge vraisemblable que cette centrale en dispose. Roman Lahodynsky, chercheur à l’Institut des sciences de la sécurité et du risque de Vienne, est plus sceptique, «les anciens réacteurs VVER soviétiques étant considérés comme situés dans des zones sans risque sismique». Il note toutefois que Zaporijia a été modernisée au cours des précédentes décennies pour répondre à certaines normes sismiques. Le chercheur s’interroge toutefois quant à la différence de signal entre un séisme et un tir d’artillerie (notamment la provenance de la vibration), et sur la capacité de déclenchement de tels détecteurs dans ces circonstances très particulières.

Notons enfin qu’en cas d’attaque prolongée d’un site nucléaire, un dernier risque n’est pas à négliger : celui que le personnel de la centrale ne puisse se rendre sur le site pour en assurer la maintenance.


EDIT du 12 mars: ajout du rapport du régulateur ukrainien du nucléaire rendu le lendemain de l’attaque et mention de l’article de la NPR du 11 mars.


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