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Un article d’un quotidien réunionnais révèle-t-il les dangers des vaccins à ARN messager, sur la base d’une étude à paraître?

Le texte, en réalité paru dans le courrier des lecteurs du «Quotidien de la Réunion», se fait l’écho d’un article multipliant extrapolations et raisonnements douteux, sur lequel «CheckNews» est déjà revenu au début du mois de mai.
Le texte publié le 27 mai dans le journal réunionnais n’est pas un article journalistique. (Clement Mahoudeau /AFP)
publié le 30 mai 2022 à 18h57
(mis à jour le 31 mai 2022 à 17h14)
Question posée le 29 mai 2022

Vous nous interrogez sur l’origine d’un texte relayé sur les réseaux sociaux, dont l’apparence évoque celle d’un article de presse, et présenté comme tiré du titre le Quotidien de la Réunion. Il s’agirait «d’une mise en garde sous forme de questionnement sur les terribles dangers que font courir les vaccins Pfizer /Moderna à ARNm contre la COVID-19». Le texte, titré «Vaccin à ARN messager : une étude tire la sonnette d’alarme» se fait l’écho «d’une étude, extrêmement sérieuse et documentée, sans conflits d’intérêts des auteurs, publiée le 15 avril dans ScienceDirect», qui rapporterait des «résultats à paraître dans le Journal officiel de la Société chinoise de toxicologie (FCT), une revue de toxicologie de renommée internationale» selon lesquels «les “vaccins” à ARNm du Sars-CoV-2 provoqueraient : la création d’un ARNm modifié aux effets complexes mais surtout imprévisibles ; la fabrication soutenue de protéines Spike ; une altération de l’immunité innée», etc.

Comme l’ont rapidement signalé plusieurs internautes – et un journaliste du Quotidien – ce texte, effectivement publié ce 27 mai dans le journal réunionnais, n’est pas un article journalistique. Il est en réalité tiré de la page «Courrier des lecteurs». Dans la version imprimée, le nom de la rubrique apparaît très clairement en haut de la page. Dans la version qui circule en ligne, cette précision importante est escamotée.

L’étude à laquelle il est fait référence est connue des lecteurs de CheckNews, puisque nous y avions consacré un article début mai. Parue en ligne le 15 avril sur le site de l’éditeur de la revue Food and Chemical Toxicology, cette publication alarmiste a fait l’objet de critiques nourries, pointant du doigt le caractère essentiellement spéculatif de l’argumentaire, ainsi que l’absence d’expertise des auteurs à l’égard des nombreux sujets qu’ils abordent.

Même dans le courrier des lecteurs, la publication d’un texte promouvant un article si controversé, sans mise en perspective journalistique, dans le Quotidien de la Réunion, a interpellé de nombreux internautes.

Un texte qui circule depuis au moins une dizaine de jours

Le courrier publié apparaît signé par un certain Bruno Bourgeon, un néphrologue réunionnais. Un «habitué des courriers des lecteurs du Quotidien», comme le notait en août l’un des journalistes du titre dans un article couvrant une manifestation contre le pass sanitaire, à laquelle ce médecin participait. Sur les neuf derniers mois, au moins une vingtaine de courriers signés de son nom ont été publiés en page 2 du Quotidien, portant sur des sujets ayant essentiellement trait à des questions d’écologie. Toutefois, l’équipe de CheckNews a été surprise de reconnaître, dans cette prose, un texte qui circule au moins une dizaine de jours sur divers sites Internet, présenté sous une autre signature.

Excepté l’introduction du courrier, l’essentiel des paragraphes apparaît en effet copiée-collée d’un texte signé d’un dénommé Thibaut Masco, auteur d’une lettre diffusée sur abonnement, baptisée «Santé non censurée», qui se présente comme un magazine de «nouvelles alternatives affranchies des lobbys». Contacté par CheckNews, Bruno Bourgeon confirme avoir repris le texte de «Santé non censurée», «en l’adaptant pour être un petit peu plus prosélyte vis-à-vis de la population réunionnaise. Mais le Quotidien n’a pas repris in extenso le texte que je leur ai transmis, il va être publié sur le site de mon association.» Le néphrologue nous précise qu’il «n’a pas encore lu les critiques de cet article». Il nous précise toutefois «que lorsque quelqu’un dit quelque chose qui n’est pas dans la mouvance disons mainstream, j’ai tendance à penser que les critiques qui pleuvent derrière sont déjà bien orientées, souvent par des gens qui peuvent avoir des conflits d’intérêts». Auteur de propos polémiques sur les mesures sanitaires, le néphrologue avait été convoqué en décembre devant l’Ordre des médecins, mais aucune sanction n’avait été retenue contre lui – en raison, selon Bourgeon, «d’un vice de procédure».

«Une réflexion engagée sur l’information scientifique»

Kevin Bulard, rédacteur en chef du Quotidien de la Réunion, explique à CheckNews avoir été informé de la polémique au cours de la journée. «Le Quotidien de la Réunion a été créé en 1976, dans un contexte très particulier, un contexte d’information verrouillée. La droite possédait tous les journaux, dans lesquels on ne pouvait ne rien mettre d’autre que la voix dominante – 90 % de la population réunionnaise, essentiellement les Créoles, étaient laissés de côté. Ce journal a été créé précisément pour lutter contre la censure et, depuis le début, on se bat pour la liberté d’expression. Le courrier des lecteurs, c’est un espace de liberté d’expression, et nous y sommes très attachés. Mais évidemment, ce n’est pas sans limite. A la rédaction en chef, on prend pour cadre la loi : on va retoquer tous les courriers qui ont trait à de la diffamation, à de l’incitation à la haine raciale, à toute forme de discrimination, d’appel à la violence, etc. C’est ça notre boussole. Les courriers des lecteurs sont des prises de position, des opinions, qui relèvent de la libre expression, mais ce n’est pas le reflet de la ligne éditoriale du journal.» Le responsable précise que le Quotidien «a publié des courriers de lecteurs qui prennent position en faveur de la vaccination… et qui nous ont valu des tombereaux d’insultes», se référant «au courrier d’un professeur de l’université de la Réunion qui établissait un lien entre la quatrième vague dans les DOM, le faible taux de vaccination, et le taux d’illettrisme… On fait attention à ce qu’on publie, mais on peut se tromper. On n’a pas toujours, nous, la connaissance scientifique pour valider les propos. Mais nous avons la connaissance juridique nécessaire pour savoir ce qu’on a le droit de passer ou pas.»

Le rédacteur en chef note avoir reçu ce 30 mai un courrier d’un chercheur exposant des critiques de l’article paru dans Food and Chemical Toxicology. «Nous allons le rappeler», nous explique-t-il. Concernant la précaution de solliciter une opinion extérieure ou l’avis de rédacteurs scientifiques sur de tels sujets, Kevin Bulard admet qu’il «s’agit de débats qui ont cours dans la rédaction du Quotidien. On a eu beaucoup d’échanges à ce sujet ces derniers temps. Le journal a organisé un salon professionnel de la santé et du bien-être, et ça a été l’occasion de poser des choses sur la table. Il y a effectivement des avis très divergents sur la manière de traiter l’information scientifique dans la rédaction, et on est en pleine réflexion sur comment nous allons nous améliorer. La semaine dernière et la précédente, chacun a défendu ses arguments sur le sujet, ça a donné lieu à des échanges parfois vifs, et on a convenu de se poser, et d’établir une méthode. Jusqu’à présent, on était sur le traitement journalistique de l’information scientifique et des questions de santé de manière plus générale, et on va englober le courrier des lecteurs dans cette réflexion. On est un petit journal de presse quotidienne régionale. Si on n’est pas au top, on tâche de s’améliorer.»

Des militants «se servent du journal comme outil de propagande»

La polémique du week-end a fortement résonné au sein de la rédaction du Quotidien. Edouard Marchal, délégué syndical de la section SNJ du journal, juge «qu’on ne peut pas laisser propager des contre-vérités médicales et scientifiques de façon aussi désinvolte. La réponse qui consiste à dire que cela a été publié dans le courrier des lecteurs ne peut pas nous satisfaire. La responsabilité de l’éditeur, c’est évidemment d’avoir un contrôle du contenu éditorial. Et cela vaut pour le courrier des lecteurs, a fortiori quand il est placé en page 2 comme c’est notre cas, et qu’il est enrichi d’une photo…» Il estime par ailleurs que «la page Courrier des lecteurs est, indiscutablement, utilisée cyniquement par des militants anti-vaccins, qui se servent du journal comme outil de propagande».

La présente polémique «fait suite à un certain nombre de réserves que nous avons déjà exprimé sur la ligne éditoriale, et sur la façon dont on traite les mouvements hostiles à la vaccination. Dans un département où nous sommes sur des taux de vaccination inférieure à la moyenne nationale, je pense que nous avons un devoir de vigilance accrue. Certes, nous ne sommes pas des journalistes spécialisés, nous n’avons pas tous la culture scientifique nécessaire pour aborder ces sujets, mais nous devons faire notre travail de vérification et de clarification de l’information. Il faut crever l’abcès à la faveur de cet incident. La chose qu’on peut nous reprocher est, certainement, de ne pas avoir réagi plus tôt sur ces questions, peut-être parce que nous ne voulions pas créer de tensions entre des avis divergents au sein de la rédaction. Mais aujourd’hui, je pense qu’on ne peut plus se taire : c’est notre réputation à nous, journalistes, qui est salie aujourd’hui. On passe pour des branquignols en publiant ce genre de texte», conclut Edouard Marchal.


[Mise à jour du 31/05/22 à 17h15 : au cinquième paragraphe, correction d’un pluriel («une manifestation» au lieu de «des manifestations», et «à laquelle» au lieu de «auxquelles».]