Vous interrogez CheckNews après une publication sur le réseau X (anciennement Twitter), dimanche 3 décembre, de l’essayiste Idriss Aberkane. Ce dernier s’indigne que «quinze ans de prison» aient été «requis contre un officier de gendarmerie qui a fait son travail et effectué les sommations réglementaires avant d’ouvrir le feu sur un narcotrafiquant fugitif». Il poursuit : «Sept ans ferme au final pour ce bon père de famille. C’est absolument inacceptable. Ce procès doit être entièrement révisé et devenir une étude de cas à ne jamais reproduire.»
Ce post renvoie vers un autre, rédigé deux mois auparavant par Pierre-Marie Sève, éditorialiste, proche d’Eric Zemmour et directeur de l’Institut pour la justice, un think tank conservateur. Le 13 octobre, son message relate longuement l’«affaire hallucinante» d’un «jeune gendarme, père de famille, condamné à sept ans de prison pour avoir tué un homme armé et recherché pour cambriolage et trafic de stupéfiant, après que celui-ci a refusé d’obtempérer».
QUINZE ANS de prison requis contre un officier de gendarmerie qui a fait son travail et effectué les sommations réglementaires avant d’ouvrir le feu sur un narcotrafiquant fugitif 🤦♂️ SEPT ANS fermes au final pour ce bon père de famille.
— Idriss J. Aberkane Ph.D, Ph.D & Ph.D (@idrissaberkane) December 3, 2023
C’est absolument inacceptable. Ce procès… https://t.co/wTg4TSLycN
L’éditorialiste détaille que «le capitaine Romain D. et un subordonné se mettent à la recherche de l’auteur d’un vol [de voiture]. Rapidement, ils tombent sur un véhicule qui correspond au signalement». Ils y trouvent un individu, «recherché par la justice pour trafic de stupéfiants», qui «a d’ailleurs posé une arme à feu à portée de main, sur le tableau de bord. Tout va très vite, le capitaine Romain D. sort son arme et fait les sommations d’usage à à peine quelques mètres de la voiture. […] Le capitaine sort son arme et fait les sommations d’usage […] Et lorsque le malfrat fait vrombir le moteur, Romain D. tire. Sept coups qui blessent mortellement» le conducteur. Pierre-Marie Sève déplore une «justice qui s’emballe» et conclut ainsi : «La justice française ne condamne pas les criminels mais condamne les gendarmes qui font leur travail. Elle marche littéralement sur la tête.»
«Une exécution»
Les auteurs de ces publications font référence à la condamnation en appel par la cour d’assises du Rhône, le 10 octobre, du gendarme Romain Dobritz, 33 ans, à une peine de sept ans de prison ferme (assortie d’une interdiction définitive d’exercer dans la fonction publique et du port d’arme pendant quinze ans). Il a été jugé coupable du meurtre, en Guadeloupe, de Yannick Locatelli, un homme originaire de Cagnes-sur-Mer (Alpes-Maritimes), connu de la justice pour plusieurs vols et infractions à la législation sur les stupéfiants, et lui aussi père de famille. En première instance, devant la cour d’assises de Guadeloupe, en 2021, le capitaine de gendarmerie avait écopé d’une peine de cinq ans de prison, dont trois avec sursis. Il avait fait appel, de même que le parquet, qui trouvait pour sa part cette peine trop légère (quinze ans avaient été requis par l’avocate générale).
L’éditorialiste et l’essayiste évoquent donc une condamnation qui a bien eu lieu. Mais ils omettent de préciser que la thèse de la légitime défense avancée par le suspect n’a été retenue ni par la juge d’instruction, ni par les jurés populaires des cours d’assises de Guadeloupe, puis du Rhône. A toutes ces étapes, la vérité judiciaire a penché du côté des parties civiles, pour qui le geste du gendarme était «une exécution», et jamais du côté du narratif brandi par ses défenseurs, selon qui Romain Dobritz aurait «fait son travail».
Récit mensonger
Les faits se déroulent le soir du 11 mars 2018, dans le centre de la Guadeloupe. Depuis plusieurs semaines, les militaires de la brigade de Baie-Mahault enquêtent sur des cambriolages. Ils suspectent le conducteur (dont ils ne savent rien, et ne sont donc pas au fait de son le passé judiciaire) d’une Peugeot 2008, équipée de fausses plaques. Après le signalement de ce véhicule par une riveraine, Romain Dobritz, commandant de la brigade, part en voiture banalisée avec un subalterne, Cyrus B. Des renforts sont prévenus, mais ils n’auront pas le temps d’intervenir : il n’est pas 21 heures quand le capitaine tire à sept reprises, touchant deux fois Yannick Locatelli au thorax, qui décède.
Que s’est-il passé ? En audition, les deux gendarmes livrent une version similaire, décrivant une situation de légitime défense. Certes, l’automobiliste a fini par enclencher une marche arrière, puisque la voiture termine le coffre encastré dans un poteau. Mais auparavant, selon les militaires, la voiture aurait accéléré en direction de Romain Dobritz, alors qu’il demandait au conducteur de s’arrêter. D’où l’usage de son arme, pour se protéger. Mais ce récit va se révéler mensonger.
«Une scène très éloignée de celle décrite par les gendarmes»
Dans un premier temps, les investigations sont confiées à la section de recherche de Pointe-à-Pitre. Sur les lieux des faits, elle saisit des images de vidéosurveillance «laissant apparaître une scène très éloignée de celle décrite par les deux gendarmes», pointe la juge dans son ordonnance. D’après ces images, consultées par CheckNews, cinq secondes séparent le stationnement de la voiture des militaires, en travers de la route pour barrer le chemin du véhicule suspect, et le moment où ce dernier commence à reculer. La rapidité de l’action pousse d’ailleurs la juge et les jurés à douter que Yannick Locatelli ait pu «identifier les gendarmes et comprendre les sommations proférées par Romain Dobritz», selon les motivations de la cour d’assises de Guadeloupe.
Cette vidéo est surtout primordiale en ce qu’elle révèle que «le véhicule 2008 n’avait pas entamé de marche avant en direction du capitaine Dobritz», note la juge d’instruction, et que le capitaine «faisait feu à plusieurs reprises en direction du véhicule 2008, et y compris au moment où celui-ci s’éloignait», en marche arrière. Ces révélations ont poussé le parquet de Pointe-à-Pitre à confier l’enquête à l’Inspection générale de la gendarmerie nationale (IGGN).
«Pour moi, il avançait, et en fait, il reculait»
«La vidéo récupérée a annihilé la déposition des deux gendarmes et a démontré qu’ils s’étaient entendus pour maquiller la vérité», explique Paul Sollacaro, avocat de la famille de la victime. Ainsi, onze jours après les faits, au terme de longues auditions, le gendarme Cyrus B., sans avoir vu la vidéo, revient sur ses premières déclarations. Il révèle aux enquêteurs qu’après les tirs, la capitaine a reconnu avoir «merdé», puis lui a demandé, à plusieurs reprises jusqu’à sa garde à vue, «de tenir la même version que lui», ce qu’il a donc fait dans un premier temps. Au même moment, Romain Dobritz visionne les images de la vidéosurveillance et explique à l’IGGN : «Je suis surpris de cette vidéo, je n’avais pas le souvenir d’avoir agi ainsi le soir des faits. J’ai pris la mauvaise décision de vouloir l’interpeller et de vouloir mettre le véhicule en travers de la route, devant le sien.» Ou encore : «Je pense que j’ai eu peur au moment où le moteur a vrombi, je le voyais foncer vers moi. Pour moi, il avançait, et en fait, il reculait.»
Les expertises vidéos et balistiques, ainsi que l’autopsie et la reconstitution, convergent en ce sens : les deux premiers tirs, atteignant Yannick Locatelli à la poitrine, suivent un trajet de la «gauche vers la droite», vraisemblablement au travers de la vitre passager du véhicule à l’arrêt. Les tirs suivants impactent la voiture en train de reculer. «Cette constance dans la volonté de neutraliser Yannick Locatelli par l’emploi à plusieurs reprises d’un moyen létal caractérise l’intention homicide», conclut la juge d’instruction. De plus, dans la mesure où le véhicule n’a pas menacé le capitaine, la magistrate écarte la proportionnalité et l’absolue nécessité de l’usage de la force : Romain Dobritz ne peut, à ses yeux, se prévaloir de la légitime défense, ni de l’article 435-1 du code de la sécurité intérieure, qui prévoit un cadre plus souple de l’usage de l’arme, et est régulièrement invoqué, depuis 2017, par des policiers utilisant leur arme dans le cadre de refus d’obtempérer.
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Homicide volontaire
Florian Lastelle, avocat du gendarme, explique à CheckNews que le débat, lors des procès, a consisté en une «question d’interprétation sur ce qu’il se passe dans la tête du gendarme en une demi-seconde, car il fait feu lorsque le moteur vrombit et qu’il dit avoir eu le sentiment que le véhicule allait lui foncer dessus». En première instance, la cour a entendu l’accusé «qui a expliqué avoir agi en réalité instinctivement, sans avoir notion au moment précis où il tirait de ce que son action allait à l’évidence entraîner». L’intention de tuer n’a donc pas été retenue, et Romain Dobritz a été condamné pour «coups et blessures volontaires ayant entraîné la mort sans intention de la donner». La cour d’appel du Rhône a au contraire suivi la juge d’instruction, en prononçant une condamnation pour homicide volontaire.
En outre, l’éditorialiste Pierre-Marie Sève affirme, sur X, que le conducteur aurait posé son arme sur le tableau de bord – laissant présager un danger imminent. Ce n’est pas ce qui ressort de l’instruction, ni des procès. Une arme chargée a bien été retrouvée dans le véhicule, mais elle se trouvait dans un vide-poches fermé, entre les deux sièges, et non en évidence. «Romain Dobritz n’a jamais vu d’arme», confirme son avocat à CheckNews, «même s’il avait le sentiment qu’il s’agissait d’un individu dangereux». Paul Sollacaro, avocat de la famille de la victime, résume, face aux accusations d’une «justice qui marche sur la tête» : «Cette affaire n’a pas, une seule seconde, été le procès de la gendarmerie, au contraire. Il a été expliqué que le rôle d’un gendarme est à l’inverse de ce qu’il s’est passé. Romain Dobritz ne s’est pas comporté comme un gendarme. Il a sali l’uniforme, ce qui lui a valu cette condamnation.»