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Un internaute a-t-il débusqué un délit d’initié avant l’annonce d’un potentiel rachat d’Ubisoft par le géant chinois Tencent ?

Un ordre d’achat de plus de 200 000 actions, équivalent à plus de 2,5 millions d’euros, a été passé 45 minutes avant la publication d’un article de «Bloomberg» qui a fait exploser le cours du titre.
Ubisoft a déjà connu une affaire de délit d’initiés ces dernières années : trois dirigeants de l’entreprise ont été condamnés en 2016 pour avoir vendu des titres, en 2013, juste avant l’annonce du report d’un jeu majeur. (Ying Tang/NurPhoto. AFP)
publié le 7 octobre 2024 à 18h39

L’info est venue du magazine financier américain Bloomberg : la famille Guillemot, qui contrôle l’éditeur de jeux vidéo Ubisoft, et le géant chinois Tencent «ont discuté avec des conseillers pour explorer des moyens de stabiliser Ubisoft et d’en augmenter la valeur» selon «des sources ayant demandé à ne pas être identifiées». Concrètement, «une des possibilités envisagées impliquerait de s’associer pour retirer la société de la bourse». En d’autres termes, avec le soutien financier du géant chinois, la famille Guillemot, et notamment Yves Guillemot, président du conseil d’administration d’Ubisoft, pourrait racheter les actions de l’entreprise pour qu’elle ne soit plus cotée. Tencent deviendrait dès lors un peu plus qu’un partenaire privilégié, d’autant que l’entreprise chinoise possède déjà directement 9,2% du capital d’Ubisoft et 49,9% de la holding familiale des Guillemot qui contrôle l’éditeur de jeux vidéo.

L’annonce a en tout cas fait bondir le cours de l’action d’environ 30%, soit la plus forte hausse journalière depuis que l’entreprise est cotée.

Et c’est précisément juste avant cette hausse spectaculaire que Nicolas Chéron, stratégiste boursier indépendant, a repéré une activité qu’il juge inhabituelle, comme il l’a raconté sur X (anciennement Twitter). Avec à l’appui des captures d’écran de la plateforme Prorealtime, qui permet de suivre les marchés financiers en direct.

«Ce qu’il s’est passé est assez fou : à 14h57, environ 45 minutes avant la mise en ligne de l’article de Bloomberg, il y a eu environ 225 000 titres Ubisoft échangés en moins d’une minute, détaille-t-il à CheckNews. Quelqu’un a acheté tous les ordres à la vente, d’un coup. Au total, ça fait 2,4 millions. Et comme ces 200 000 titres sont passés en trente secondes environ, il y a une très grosse probabilité que ce soit un seul ordre et une seule personne derrière.»

Or, selon lui, «sur une telle action, il n’y a jamais un volume aussi puissant en séance», car le fait d’acheter autant et si vite fait mécaniquement augmenter le prix d’achat moyen : «Personne n’achète d’un coup 200 000 actions Ubisoft en trente secondes, quel que soit le prix. Ça n’arrive jamais. Quel intérêt pour un acheteur qui veut accumuler de tout acheter d’un coup ? Alors qu’il pourrait entrer progressivement.» Face à ces ordres d’achat, la valeur de l’action a en effet rapidement augmenté, avec 9% de hausse. Mais comme cette pression acheteuse n’a pas duré, l’action est finalement retournée à son prix initial en quelques minutes. Contactés, plusieurs spécialistes des marchés financiers confirment qu’un tel volume d’achat soudain sur une action comme Ubisoft est inhabituel.

Et cet achat massif et soudain, quel que soit le prix, est d’autant plus étonnant qu’avant vendredi 4 octobre, le titre était dans une véritable «spirale infernale», comme le détaille les Echos : il avait perdu «plus de la moitié de sa valeur depuis le début de l’année, mais surtout 80% sur trois ans et près de 90% sur cinq ans». En cause, plusieurs déceptions commerciales ces dernières années, et l’annonce du report de la sortie du prochain Assassin’s Creed, franchise phare de l’éditeur.

Ensuite, à 15h45, tout s’est donc emballé : les informations publiées par Bloomberg conduisent à de très nombreux ordres d’achat et à l’envolée du cours. «On n’a aucun moyen de savoir si la personne [qui a acheté 45 minutes avant] a depuis vendu ou pas, poursuit ce spécialiste de la Bourse. Si elle a l’information d’une vente, elle va probablement les garder bien au chaud. Elle peut facilement revendre à +50%, soit un million d’euros empoché.»

L’anormalité et la proximité

Une situation qui pourrait cacher un délit d’initié, une infraction qui consiste à utiliser une information confidentielle pour réaliser des gains (ou éviter des pertes) sur les marchés.

«Il y a deux critères qui vont faire qu’on suspecte un délit d’initié : l’anormalité et la proximité. Le premier critère consiste à constater une opération anormale par rapport aux transactions des jours précédents, sur le volume notamment. Le second, c’est de regarder s’il y a une proximité entre cette opération et une annonce importante», explique à CheckNews Yamina Tadjeddine, professeure d’économie à l’Université de Lorraine. Selon elle, il y a donc toutes les chances qu’une enquête soit ouverte dans le cas d’Ubisoft. «Le temps de l’enquête peut ensuite être assez long. Il s’agit de retrouver la ou les personnes impliquées, puis d’établir éventuellement un lien entre elles avec une tierce personne qui a eu accès à une info.»

«Si c’est un délit d’initié, celui qui l’a fait a été un peu gauche, juge au passage Nicolas Chéron. Ça fait penser à quelqu’un qui aurait l’info chez Ubisoft ou Tencent, un “proche du dossier” comme on dit, et qui achète lui-même ou demande à quelqu’un d’autre d’acheter. Il serait très intéressant que l’Autorité des marchés financiers aille demander à [la place boursière] Euronext qui a acheté pour 200 000 titres juste avant la publication de Bloomberg

Contactée, l’Autorité des marchés financiers (AMF), qui veille au «bon fonctionnement des marchés», indique uniquement «ne pas faire de commentaire s’agissant de sociétés cotées en particulier». Une source proche du dossier précise pour sa part que l’AMF est toujours plus «vigilante» dans «les périodes de forte activité ou de grosse actualité sur un titre» et que l’ouverture d’une enquête ne fait jamais l’objet d’une annonce publique.

A noter qu’Ubisoft a déjà connu une affaire de délit d’initiés ces dernières années : trois dirigeants de l’entreprise ont été condamnés en 2016 pour avoir vendu des titres, en 2013, juste avant l’annonce du report d’un jeu majeur.

CheckNews mettra cet article à jour suivant les développements à venir.

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