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Un projet de loi prévoit-il d’interdire les prises de position climatosceptiques dans les médias ?

Un groupe transpartisan de députés travaille à une plus grande responsabilité des médias sur les sujets environnementaux. Le projet de texte qui leur a été soumis, élaboré par des associations, suscite des réserves et des inquiétudes.
Sècheresse, canicule et incendie en Anjou font la une du journal de 20 Heures de TF1. (Martin Bertrand/Hans Lucas)
publié le 29 septembre 2023 à 7h29

«La liberté de la presse s’arrête là où commence la lutte contre le dérèglement climatique» : telle est l’entame de l’article que l’éditorialiste du Figaro Judith Waintraub a consacré, le 21 septembre, au projet de proposition de loi portée par deux associations et un groupe transpartisan de députés (hors RN) sur «la responsabilité des médias dans le traitement des enjeux environnementaux et de durabilité».

Un groupe qui, selon Waintraub, «veut expurger les médias de tout ce qui s’apparente, selon ses membres, à du climatoscepticisme». Concrètement, poursuit-elle, «les médias ne pourraient plus, par exemple, consacrer du temps d’antenne à des livres comme Climat, la part d’incertitude, de Steven Koonin […] qui conteste les publications du Giec […] sur l’imminence de la catastrophe à venir». Ancien conseiller scientifique dans l’administration Obama, Steven Koonin rejette en effet l’idée d’un consensus scientifique autour de la question climatique dans un livre traduit en français en 2022, dont il a fait récemment la promotion en France. Le scientifique avait fait l’objet d’un article signé par Judith Waintraub dans le Figaro en novembre 2022.

Deux jours plus tard, c’est le polémiste Mathieu Bock-Côté qui dénonçait sur CNews cette initiative : «L’institutionnalisation politique de ce qu’ils appellent le consensus scientifique, c’est la meilleure manière de créer une forme de judiciarisation du débat climatique et une forme de censure dans le débat public. […] Si je dis que le rôle de la France dans le réchauffement climatique est relativement mineur, est-ce que je fais du climatoscepticisme ? Si je dis que je veux conserver ce modèle de développement économique [incompatible avec le climat], est-ce que je bascule dans le climatoscepticisme ? […] C’est une proposition de loi autoritaire, pour ne pas dire totalitaire. Un régime à idéologie officielle est un régime idéocratique.»

«Il est juste question de lutter contre la désinformation»

Ces journalistes se réfèrent à un projet de d’une proposition de loi, élaboré par l’association Quota Climat et l’institut Rousseau. Composée de 9 articles et consultable sur le site de l’Institut, le texte avait été présenté lors d’une réunion à l’Assemblée nationale, le 19 juillet, dans le cadre d’une initiative portée par le député PS Stéphane Delautrette, autour de l’objectif de faire «progresser le traitement médiatique des enjeux écologiques». Avant de revenir dans l’actualité à la rentrée, sous la plume et dans la bouche de nos deux confrères précités.

Sollicitée par CheckNews, Eva Morel, de Quota Climat, se défend d’emblée : «A aucun moment, il n’est question d’interdire le climatoscepticisme dans les médias, il est juste question de lutter contre la désinformation sur ces sujets.»

Quid, cependant, de l’article 3 du projet, qui dispose que «l’Autorité de régulation […] veille, notamment, auprès des éditeurs de services de communication audiovisuelle, […] à ce que la programmation reflète le consensus scientifique, en particulier la nature anthropique du dérèglement climatique, l’existence du dépassement des limites planétaires et de la raréfaction des ressources en cours, ainsi que la nécessité d’agir reconnue par les engagements internationaux dont la France est signataire» ?

Est-ce à dire que tout propos s’éloignant du «consensus scientifique» sera banni des antennes ? «Nous proposons cette formulation car, à l’heure actuelle, la seule mention des enjeux environnementaux par rapport aux compétences de l’Arcom dans la loi Léotard concerne “un niveau élevé de protection de l’environnement et de la santé de la population”, poursuit Eva Morel. Or le caractère trop vague de la formulation employée ne leur permet pas d’encadrer la désinformation environnementale, comme l’autorité pourrait le faire pour des contenus portant atteinte à la protection de la jeunesse ou à la santé publique.»

«La désinformation est déjà sanctionnée par la loi»

Conséquence, selon Eva Morel, «lorsqu’elle est saisie, l’Arcom ne peut pas donner suite. Notre formulation est donc suffisamment précise pour donner la possibilité à l’Arcom de l’interpréter de manière à permettre un dialogue avec le média concerné, et des sanctions, si elle le juge nécessaire, au vu de ses prérogatives». Pour autant, l’Arcom a aussi d’autres missions, notamment la garantie de la liberté de communication, et le respect de l’expression pluraliste des courants de pensée et d’opinion. Selon Eva Moral, «notre proposition de loi n’a donc pour objectif que de donner un ancrage au meilleur encadrement de l’information environnementale (des faits, et non des opinions) – sur laquelle les outils existants sont inefficaces, mais elle ne peut pas brimer la liberté de communication, qui est la vocation première de l’Arcom».

Et Nicolas Dufrêne, de l’institut Rousseau, de préciser : «Il y a encore beaucoup d’incertitudes sur les conséquences ou les réponses à apporter au changement climatique, mais le fait que celui-ci soit lié à l’activité humaine relève bien, aujourd’hui, d’un consensus scientifique.» Dès lors, «si des propos tenus sur des médias niaient sciemment ce phénomène, sans réaction d’un journaliste en face, alors l’Arcom doit pouvoir utiliser son pouvoir de rappel à l’ordre, voire de sanction». Avant de rappeler : «La désinformation est déjà sanctionnée par la loi. Notre but, c’est que ça puisse l’être également dans le domaine du changement climatique, dans ses éléments les plus fondamentaux, comme le fait que l’action humaine a un effet sur le climat.»

Concernant l’exemple du livre de Steven Koonin, cité par Waintraub, Nicolas Dufrêne explique : «Je l’ai eu [Judith Waintraub] une heure au téléphone pour lui dire que non, notre projet n’empêcherait aucunement de parler de son livre, d’autant que celui-ci est argumenté et ne remet pas en cause le réchauffement climatique mais plutôt les conclusions du Giec». Et d’insister : «Il ne s’agit aucunement de dicter une ligne éditoriale. En revanche, sur certains médias, des invités nient le fait que l’homme ait un effet sur le changement climatique. Mais même là, notre article 3 ne l’interdirait pas. Il ne jouerait que s’il n’y a aucune réaction ou contextualisation en face, notamment d’un journaliste, pour rappeler que ce n’est pas le consensus scientifique. Si ce travail du journaliste n’était pas fait, l’Arcom aurait alors une base législative pour se saisir et dire éventuellement que ces propos doivent être remis dans leur contexte».

«Il faut être très prudent quand on touche à la liberté de la presse»

Eva Morel, par ailleurs, réfute toute «judiciarisation» du débat, telle que dénoncée par Bock-Côté, expliquant que «l’Arcom n’a pas de pouvoirs judiciaires : elle ne fait que formuler des observations, des sanctions pécuniaires et, dans les cas les plus extrêmes, le retrait de certains programmes».

Autre inquiétude des opposants au projet : l’article 8, qui dispose qu’en période électorale, la question du changement climatique doit représenter 20% des débats. «On s’est effectivement rendu compte, lors de la dernière présidentielle, que cette thématique n’a représenté que 3% des débats. Une part insuffisante au regard de l’enjeu que cela représente. Mais ce chiffre n’est qu’une recommandation, et on est évidemment prêts à en discuter», avance Nicolas Dufrêne.

Tout en jugeant l’initiative «intéressante et courageuse», le sociologue Laurent Cordonier, directeur de la fondation Descartes sur l’information et le débat public, n’est pas favorable, pour sa part, à une loi, comme il l’avait expliqué en juillet dernier à Reporterre, après la présentation du projet à laquelle il avait assisté. Auprès de CheckNews, il détaille : «Même si la liberté de la presse n’est pas illimitée, notamment dans la loi de 1881, il faut être très prudent quand on y touche. Je ne suis ainsi pas sûr qu’il soit judicieux d’imposer à des médias un quota de temps à accorder à un sujet ou un angle dans la façon de le traiter.» Légiférer sur cette question est d’autant moins nécessaire, selon lui, que «les médias sont en train de monter en compétence sur le sujet, avec une forme d’autorégulation de la profession qui va plutôt dans le bon sens». Considérant par ailleurs que les climatosceptiques sont également adeptes, souvent, du complotisme, «adopter une loi qui serait interprétée comme imposant une ligne aux médias ne ferait que nourrir ce sentiment».

Des objections qui devraient être débattues dans les semaines à venir. Car cette «proposition de loi» n’a, pour l’heure, aucune existence juridique. Le texte de Quota climat et de l’institut Rousseau, insiste Stéphane Delautrette, n’est qu’un point de départ, et aucun texte n’a été déposé à l’Assemblée ou au Sénat. Le groupe de députés transpartisan va conduire des auditions, avec l’objectif de présenter un texte d’ici la fin de l’année. «Aujourd’hui, je suis incapable de dire ce qui va remonter de ce travail transpartisan, dont la première réunion se tiendra le 11 octobre, affirme le député à CheckNews. La proposition de loi – si proposition il y aura – n’est pas du tout écrite, et nous allons auditionner tout le monde, y compris ceux qui sont opposés à ce projet».