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Un rapport gouvernemental montre-t-il que «92% des émeutiers ne sont pas descendus pour Nahel», comme l’a écrit «le Figaro» ?

Mort de Nahel, tué par un tir policier à Nanterredossier
Le pourcentage évoqué par le quotidien est extrapolé, de manière assez aventureuse, à partir d’une enquête sur les motivations d’un échantillon de personnes majeures condamnées le 31 juillet. Les auteurs du rapport ont eux-mêmes appelé «à la prudence» dans l’interprétation des chiffres.
Des pneus en feu bloquent une rue à Bordeaux, le 29 juin, lors des émeutes et des incidents après la mort de Nahel. (Philippe Lopez/AFP)
publié le 12 septembre 2023 à 18h44

Des émeutes exclusivement (ou presque) «opportunistes» ? A en croire le Figaro, les milliers de jeunes qui ont pris part aux violences urbaines après le décès de Nahel, tué par un policier à Nanterre le 27 juin, n’ont pas agi en réaction au décès de l’adolescent : «92% des émeutiers ne sont pas descendus pour Nahel», pouvait-on lire dans un court texte annonçant une vidéo sur le sujet (qui a été supprimée 24 heures plus tard). Cette affirmation du quotidien a aussitôt été reprise dans d’autres publications virales, dont celle du compte X (anciennement Twitter) Mediavenir, qui répète que «92% des émeutiers ne sont pas descendus dans la rue pour Nahel».

Le quotidien a déduit ce chiffre d’un rapport rendu conjointement par l’Inspection générale de l’administration (IGA) et l’Inspection générale de la justice (IGJ), ayant analysé les «profils et motivations des délinquants interpellés à l’occasion de l’épisode de violences urbaines».

Dans l’article ayant inspiré la vidéo, le journaliste du Figaro écrit que «nous sommes très loin d’une révolte contre le joug insupportable des violences policières et de l’injustice», mais n’évoque pas le pourcentage de 92%. A la lecture du papier, on comprend que la donnée mise en avant dans la vidéo a été obtenue par la soustraction d’un autre chiffre, cité celui-là : 8%, comme la part d’auteurs de dégradations ayant invoqué «l’émotion suite au décès de Nahel M.» parmi leurs motivations. De cette faible proportion, qui semble détacher la plupart des émeutiers d’une quelconque réponse au drame survenu à Nanterre, le journaliste déduit que les émeutes apparaissent «comme une grande jacquerie, gratuite, “d’opportunisme”, trouvant sa source dans “l’influence de groupe”, “la curiosité” ou la “recherche d’adrénaline” […] En somme, l’ultraviolence du désœuvrement».

Des motivations exprimés lors de gardes à vue

Commandée le 28 juillet par les ministères de l’Intérieur et de la Justice, et rendue le 25 août, l’étude de l’IGA et l’IGJ – consultée par CheckNews – se fonde sur des données statistiques, ainsi que des entretiens avec des acteurs publics et associatifs. Concernant les motivations des émeutiers, l’analyse a ainsi été établie à partir de «l’étude de dossiers d’un échantillon représentatif de 395 personnes majeures condamnées définitivement à la date du 31 juillet». Comme le soulignent les auteurs du rapport, cette analyse «repose en grande partie sur des déclarations faites dans le cadre d’une stratégie de défense avant exercice de poursuites puis à l’audience».

Il s’agit donc des motivations exprimées par les majeurs de l’échantillon lors de leur garde à vue ou leur passage devant un tribunal, et alors qu’ils tentaient de convaincre les policiers ou les juges de leur innocence. Dans ce contexte, «la détermination des mobiles reste un exercice délicat dans la mesure où les personnes interpellées ont parfois nié les faits et, lorsqu’elles les ont reconnus, ont cherché à minimiser la portée de leurs actes et donc peut-être renoncé à exposer leurs motivations véritables», pointent les deux inspections générales. «Je pense qu’aucune parole sincère n’est possible dans le cadre d’une garde à vue, donc d’une privation de liberté», abonde Raphaël Kempf, avocat au barreau de Paris, spécialisé dans la défense pénale. En outre, ajoute l’IGJ auprès de CheckNews, les motivations exposées sont «telles qu’elles ont pu être retranscrites dans les procès-verbaux de garde à vue et les notes d’audience des tribunaux», des documents qui peuvent parfois comporter des erreurs ou des oublis.

Des propos tenus par les 395 condamnés, il ressort que «si l’élément d’opportunisme, observé dans 41% des cas, est la première explication donnée, il correspond surtout à la motivation exprimée par les auteurs de vols. Pour les faits les plus graves de dégradation et d’affrontement avec les forces de l’ordre, le motif le plus fréquemment mis en avant est l’influence du groupe (29%) ou la curiosité et la recherche d’adrénaline (23%)». Le rapport relève par ailleurs que «la contestation de l’action des forces de l’ordre ou la volonté de destruction […] ne sont respectivement invoquées que dans seulement 10% et 5% des cas», et «les motivations idéologiques ou politiques […] dans 0,3% des cas». Enfin, «l’émotion suite au décès de Nahel M. est invoquée dans moins de 8% des cas et plutôt par les auteurs résidant à Nanterre ou en région parisienne».

Appel «à la prudence»

Sollicitée, l’Inspection générale de la justice confirme que parmi les individus de l’échantillon, seuls 8% «ont en effet évoqué, dans leurs déclarations en procédure, le décès du jeune Nahel en tant que motivation de leurs agissements». Mais, contrairement à l’interprétation du Figaro, «cela ne préjuge pas du fait que d’autres, parmi les 92% restants, ont pu être aussi motivées par cet évènement». Pour l’avocat pénaliste Gaëtan Poitevin, qui exerce à Marseille, «le chiffre de 8% ne reflète pas la réalité. J’ai défendu 10 prévenus lors des émeutes, 6 ont invoqué qu’ils étaient allés dans la rue à la suite du décès de Nahel». Maître Kempf va même plus loin : les conclusions tirées d’une telle statistique peuvent avoir «pour effet de nier toute proximité sociologique entre les jeunes qui ont participé à ces émeutes et Nahel».

Les déclarations des émeutiers «peuvent différer selon le moment où les personnes ont été interpellées, la façon dont elles ont été retranscrites ainsi que les stratégies de défense que leurs auteurs ont pu éventuellement mettre en œuvre, expose encore l’IGJ. Autant de paramètres qui justifient de nuancer l’analyse qui peut en être faite». D’ailleurs, les auteurs du rapport eux-mêmes ont appelé «à la prudence» quant à ses conclusions, issues de travaux conduits en moins de quatre semaines. Ils attirent l’attention sur le fait que «la prise en compte de données de nature ou d’origine différentes dans un temps très bref a constitué une difficulté. De plus, le travail judiciaire est toujours en cours».

Enfin, notons que l’échantillon étudié ne permet pas de rendre compte des motivations exposées par l’ensemble des auteurs de violences urbaines : il ne concerne que des personnes majeures, tandis que le rapport fait également état de l’implication «de nombreux mineurs». En guise d’ordre de grandeur, les mineurs représentaient 28% des mis en cause pour des infractions survenues entre le 27 juin et le 7 juillet. Par ailleurs, l’échantillon ne comprend que des condamnés. «Les personnes relaxées ont aussi des choses à dire», estime Raphaël Kempf. Qui regrette également que «le rapport [mette] sous silence les propos tenus par des policiers ou des magistrats à l’audience».