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Victimes des bombardements sur Gaza : peut-on (encore) faire confiance aux chiffres du Hamas ?

Guerre au Proche-Orientdossier
La presse israélienne, de même que l’ONU, a longtemps jugé plutôt fiables les bilans établis par les administrations palestiniennes. Depuis début octobre, il n’existe plus de source indépendante permettant de vérifier ces données, et la polémique sur l’explosion au sein de l’hôpital atténue leur crédit.
Une vue aérienne de l'hôpital Al-Ahli Arabi, à Gaza, touché par une frappe mardi 17 octobre. (SHADI AL-TABATIBI/AFP)
publié le 21 octobre 2023 à 13h57

Y aura-t-il un avant, et un après Al-Ahli Arabi ? L’explosion survenue mardi 17 octobre dans l’enceinte de l’hôpital gazaoui est depuis trois jours l’objet d’une polémique quant au bilan humain. Le ministère palestinien de la Santé a avancé un bilan de plusieurs centaines de morts (471 morts selon le dernier décompte). Un bilan rapidement mis en doute par divers observateurs, au regard des images du site. Dans la soirée de mercredi, une source anonyme «d’un service de renseignement européen», citée par l’Agence France Presse et largement citée dans les médias, avançait «quelques dizaines» de morts, «probablement entre 10 et 50». Jeudi, une note du renseignement américain consultée par l’AFP estimait le chiffre réel «dans le bas d’une fourchette comprise entre 100 et 300» morts.

S’en est suivie une polémique accusant les médias d’avoir failli en relayant, et crédibilisant, les premières estimations du Hamas. Depuis des années, Israéliens et Palestiniens décomptent les victimes d’un interminable conflit. La presse – israélienne comme internationale – a coutume de relayer les chiffres des autorités palestiniennes. Ainsi, dans les colonnes du quotidien Haaretz ou du Times of Israel, les bilans communiqués par le «ministère palestinien de la Santé» sont régulièrement mentionnés.

Canal d’information

Le fait que le Hamas ait pris le contrôle de Gaza en 2007, et exerce depuis un contrôle strict sur l’information diffusée par les différentes administrations du territoire n’a pas disqualifié cette source. Si ce «ministère de la Santé» est basé à Ramallah, en Cisjordanie (avec à sa tête la docteure Mai al-Kaila), les chiffres pour Gaza proviennent en réalité de l’antenne installée dans l’enclave, de facto sous la coupe du Hamas. Le docteur Medhat Abbas y occupe le poste de directeur général.

Jusque très récemment, puisque ses données correspondaient, dans les grandes lignes, à des évaluations réalisées indépendamment par le Bureau de la coordination des affaires humanitaires de l’ONU (OCHA), il existait une raison de faire confiance à ce canal d’information. Comme le précise l’agence internationale, «les informations sur les victimes de l’occupation et du conflit sont régulièrement collectées par le personnel de terrain d’OCHA et saisies dans la base de données sur la protection des civils d’OCHA, après examen et vérification. En règle générale, pour qu’un incident soit enregistré dans la base de données, il doit être validé par au moins deux sources indépendantes et fiables». Une méthodologie qui, selon une source interne à l’agence, a pu être appliquée y compris lors d’importantes périodes de tension, comme en mai 2021. Les chiffres de l’administration palestinienne différent parfois de celles de l’OCHA de quelques unités, certains évènements étant plus difficiles à documenter que d’autres par l’organisation internationale.

Parce que des vérifications indépendantes (par l’ONU ou par d’autres ONG) continuaient de corroborer peu ou prou les chiffres du ministère palestinien, peu de commentateurs remettaient donc en cause leur sérieux. De fait, si l’on jette un œil à divers communiqués de l’Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient (UNRWA) au cours de la décennie écoulée, on peut trouver cités indifféremment les bilans dressés par l’OCHA et ceux du ministère de la Santé palestinien.

Jusqu’à présent, les critiques les plus fréquentes sur ces décomptes de victimes établis par les Gazaouis ne portaient pas tant sur leur valeur absolue, que sur l’absence de distinction entre les combattants du Hamas et les civils ou sur le fait qu’ils comptabilisaient comme victimes des frappes israéliennes celles des tirs défaillants de roquette venant du Hamas.

Nécessaire prudence

Reste que l’ensemble de nos interlocuteurs ‒ journalistes israéliens, envoyés spéciaux, fonctionnaires internationaux ‒ s’accordent : depuis l’attaque du Hamas sur le sol israélien le 7 octobre, «tout a changé». Côté OCHA, il est en effet devenu impossible de collecter les données de manière indépendante, du fait de l’intensité du conflit et des bombardements. Dans la base de données du bureau onusien, les derniers chiffres validés datent de fin septembre. Depuis lors, pour les différentes instances onusiennes comme pour les journalistes, la seule source primaire à établir un bilan est le ministère de la Santé palestinien – de facto le Hamas. Une source unique, qui est donc désormais à considérer avec davantage de précautions – y compris lorsqu’elle est, comme c’est le cas, mentionnée par la presse internationale, l’UNRWA ou OCHA.

La controverse sur l’ampleur du bilan humain à l’hôpital Al-Ahli Arabi jette, forcément, un voile de soupçon sur la fiabilité de cette source. Peu après l’explosion, le spécialiste d’enquête en source ouverte Oliver Alexander a ainsi écrit sur Twitter (renommé X) : «Ce sera mon post le plus controversé : les autorités sanitaires palestiniennes qui ont affirmé que 500 personnes avaient été tuées dans l’explosion de l’hôpital sont les mêmes qui font état des autres victimes des attaques en cours sur Gaza.» Et d’ajouter : «Cela ne signifie pas que de nombreuses personnes n’ont pas été tuées lors des nombreuses frappes de Tsahal sur Gaza au cours des dernières semaines, mais il est regrettable que cette seule situation jette de sérieux doutes sur la fiabilité des autres chiffres.» Plusieurs journalistes israéliens consultés par CheckNews, nous disant avoir considéré jusqu’à présent la source palestinienne comme digne de foi, expliquent que l’épisode de l’hôpital Al-Ahli Arabi oblige à plus de prudence.

Depuis quinze jours, la guerre a fait 4 385 victimes à Gaza, et plus de 13 500 blessées, selon les chiffres dudit ministère palestinien de la Santé. Des données qui n’ont donc pas pu être vérifiées immédiatement par une source indépendante – c’est la formulation que Libération adoptera désormais.

Cette nécessaire prudence ne remet pas en cause l’évidence d’un nombre important de mots civils à Gaza. Amnesty International, se focalisant sur cinq frappes meurtrières survenues entre le 7 et le 12 octobre, a publié vendredi un rapport en témoignant, évoquant «des preuves accablantes de crimes de guerre alors que les attaques israéliennes anéantissent des familles entières à Gaza».