L’explication de cette frappe pouvait sembler simple. Dans la nuit du 27 au 28 avril dernier, un village près de la capitale Sanaa, au Yémen, est touché par plusieurs frappes aériennes. Le bilan s’élève à onze civils tués, dont des femmes et des enfants, selon des médias locaux. Quelques heures plus tard, le ou la propriétaire d’un compte X sous pseudonyme partage son malaise : il avait identifié le lieu en question quelques semaines plus tôt comme étant une base militaire souterraine, et avait publié un tweet précisant les coordonnées GPS.
«Je n’aurai jamais dû poster ça», s’est excusé le compte VleckieHond, rapidement accusé d’avoir participé à son insu à une bavure de l’armée américaine, possiblement derrière les frappes. «Le Pentagone s’est peut-être appuyé sur des comptes anonymes pour planifier une attaque meurtrière au Yémen», titre le média américain Drop Site. Une hypothèse également relayée par Press TV, chaîne d’information internationale iranienne. Mais l’emballement autour des publications expiatoires de VleckieHond semble passer à côté de nombreuses zones d’incertitudes sur les responsabilités de cette frappe.
Depuis la mi-mars, les Etats-Unis multiplient les frappes aériennes contre les rebelles houthis, groupe chiite soutenu par l’Iran, faisant des dizaines de victimes civiles. Le 28 avril, la chaîne de télévision Al-Masirah TV, proche des Houthis, diffuse sur ses réseaux sociaux un reportage tourné dans les décombres du hameau situé près de Thaqban, au nord-ouest de la capitale. «Nous nous trouvons sur la scène du crime américain commis […] hier soir, montre le journaliste face caméra. L’aviation américaine a ciblé quatre maisons qui ont été complètement détruites.» D’après lui, le bilan de la frappe est de 11 civils tués, dont 2 femmes et 7 enfants.
Contactée par Checknews, l’association Mwatana, qui documente les violations des droits humains au Yémen y compris par les Houthis, confirme le bilan de onze morts civils. «Les quatre maisons ont été totalement détruites. Il s’agit bien de bâtiments résidentiels, et leurs habitants n’avaient aucune affiliation au groupe Ansar Allah [autre nom des Houthis, ndlr].» L’organisation humanitaire, qui affirme avoir pu se rendre sur place, explique qu’il s’agissait d’une carrière, et non d’un site militaire. «A proximité se trouvait un lieu où des membres du groupe Houthis se réunissaient parfois. Ce lieu n’a pas été visé, et aucun membre d’Ansar Allah n’a été tué ou blessé lors de cet incident», rapporte Mwatana.
Les coordonnées GPS publiées 26 jours avant la frappe
Le jour même de la diffusion d’Al-Masirah TV, le lieu de l’attaque semble familier à VleckieHond. Et pour cause : «A partir des images satellites, j’avais identifié cette base satellite comme base souterraine, et twitté à ce propos», écrit le ou la propriétaire de ce pseudonyme aux 5 000 abonnés, basé aux Pays-Bas et spécialisé dans la guerre au Yémen. Le 1er avril, soit 26 jours avant la frappe aérienne, le compte VleckieHond publiait en effet les coordonnées GPS des habitations en question. Plus précisément, VleckieHond repartageait les informations publiées le jour même par un autre internaute, l’activiste américain d’origine yéménite Galal Al-Salahi : «Site de lancement de missiles. Tunnel dans la zone de Thaqban», affirme Al-Salahi sans aucune réserve à ses 28 000 abonnés, accompagné de coordonnées GPS et d’une capture d’écran de la carte du lieu.
Après la frappe, le 28 avril, VleckieHond entame un fil de publications pour noter son erreur et faire repentance. Face au bilan humain, VleckieHond fait un don de 500 euros à deux associations, dont Médecins sans frontières. «Je m’excuse sincèrement pour cette erreur de jugement, je n’aurai jamais l’intention de diffuser de fausses informations.» Loin de lui attirer du soutien, ses publications déclenchent une vague de réactions hostiles contre les deux comptes. Allant de messages sarcastiques à des incitations au suicide, bon nombre d’internautes les accusent d’avoir permis au Pentagone de viser – par erreur, donc – le site en question.
Ces accusations sont renforcées par l’article de Drop Site, site américain spécialisé dans l’actualité internationale. Tout en précisant que la concomitance entre la frappe américaine et les tweets peut être une coïncidence, Drop Site soulignait la bonne réputation du compte VleckieHond auprès notamment du Combating Terrorism Center, un organisme de recherche de l’Académie militaire américaine. Accréditant ainsi l’hypothèse d’une reprise de ses informations par le Pentagone. Il n’existe pas beaucoup plus d’éléments allant en ce sens.
Une utilisation par le Pentagone «hautement improbable»
Contacté par Checknews, le Centcom, autorité militaire américaine en charge des opérations au Moyen-Orient, réfute cette possibilité. Sans confirmer la responsabilité américaine derrière cette frappe, et sans commenter les nombreuses victimes civiles, un porte-parole affirme que «le Centcom mène ses opérations sur la base d’informations détaillées et exhaustives, permettant d’assurer un effet létal contre les Houthis».
Galal Al-Salahi, l’activiste américain, se défausse aussi, et estime auprès de Checknews que «l’armée américaine n’a pas besoin de tweets de citoyens américains ou yéménites pour identifier les cibles». D’autant que parmi les dizaines d’autres points identifiés par Al-Salahi comme possibles bases Houthis, Checknews n’a trouvé qu’une autre correspondance potentielle avec le lieu d’une frappe américaine.
«Je n’ai pas de méthodologie spécifique, explique l’activiste, qui affirme mener un travail d’identification relativement simple. Quiconque est familier de la géographie du Yémen et de la présence de la milice Houthi peut utiliser Google Maps pour observer les sites où ils cachent leurs missiles.» Au-delà de cette rigueur toute relative, Eliot Higgins, fondateur du collectif d’enquête en source ouverte Bellingcat, spécialisé dans le domaine depuis plus de onze ans, doute lui aussi de l’usage de ces publications par le Pentagone. «J’ose espérer que l’armée américaine combine les éléments obtenus en source ouverte avec des informations classifiées. Il me semble hautement improbable qu’ils ne s’appuient que sur des publications de comptes assez peu connus.»
Contacté, le propriétaire du compte VleckieHond n’a pas donné suite à nos messages. Après avoir été la cible de multiples messages violents, ses comptes X et Bluesky avaient disparu le 4 mai.