La scène était pathétique, même racontée avec humour par ses protagonistes : un sous-sol obscur dans le quartier d'Atocha, à Madrid, au milieu des années 1960, une famille comprenant le père, la mère et deux petites filles, et une platée de riz blanc sur une modeste table en bois. C'était tout ce que mangeaient chaque jour Guillermo Cabrera Infante, son épouse Miriam Gómez et les filles d'un premier mariage de l'écrivain, qui vivaient avec le couple. Pourtant, Infante était alors un écrivain renommé, lauréat en Espagne (en 1964) du prix Biblioteca Breve avec son extraordinaire roman Trois tristes tigres, très vite traduit dans toutes les langues et aussitôt reconnu comme un des grands noms de ce qu'on a appelé le «boom» du roman latino-américain, au même titre que Cortázar, Rulfo, Vargas Llosa, Onetti ou García Márquez.
Fumée. Mais la politique mit son nez dans cette destinée. Cabrera Infante, convaincu de la nature stalinienne de Fidel Castro, renonça à son poste de diplomate, quitta son pays natal et rompit avec un régime auquel il avait cru fermement, et avec lequel il avait collaboré dans les premières années de la révolution. Le prix payé pour sa lucidité précoce - à un moment où toute l'«intelligentsia occidentale» était sous le charme de la fumée du cigare de Fidel et du sex-appeal de Che Guevara - fut de manger pendant longtemps du riz blanc, sans les bananes, les œufs, le lard et la sauce tomate du succulent plat national cubain.
Cabrera Infa