Il faut se méfier des rues des grandes villes. Les rues que j'ai habitées m'ont souvent joué de mauvais tours. A Londres, je vivais dans une longue rue ourlée de petites maisons de briques rouges. Une rue comme un tremplin de ski qui grimpait une butte et se jetait dans le vide sur les hauteurs de la grande ville. Son seul défaut : elle s'appelait Nelson Road. Vivre dans le voisinage de l'amiral qui battit les Français à Trafalgar était une humiliation quotidienne. Quand je lui fis part de mon souci, ma voisine jamaïquaine balaya mon problème d'un grand éclat de rire : «Nelson, mais il s'agit de Nelson Mandela, voyons !» Elle m'avait réconciliée avec ma rue. J'y vécus l'honneur, sauf pendant de longues années.
Bonheur. A mon arrivée à Bonn, encore capitale de l'Allemagne d'avant la réunification, un agent immobilier dénicha tout de suite l'appartement idéal : spacieux, inondé de soleil, central. Des voisins tranquilles qui descendaient leurs volets à 20 heures, baissaient le son de leur télévision à 22 heures et alertaient la police pour tapage nocturne quand les invités d'une soirée d'anniversaire osaient un éclat de rire après 23 heures. Je décidais de passer l'éponge sur ces petits inconvénients et j'allais signer le bail quand l'agent immobilier me révéla l'identité du patron de ma nouvelle adresse : Adolf Strasse. Non ! Aucune voisine n'ayant su effacer les mauvaises associations de ce prénom tabou, je préférais aménager dans une maison irréprochable de la