Puisqu'on est à l'heure grave des bilans : malgré notre affection pour Game of Thrones, la petite remontée de Homeland avec maintenant Carrie (Claire Danes) débarrassée du boulet Brody, le KGB à l'honneur dans The Americans, le désopilant tueur Billy Bob Thornton et la séduisante fliquette Allison Tolman dans la version série de Fargo… la série géniale de 2014, c'est The Leftovers (HBO) créée par Damon Lindelof et Tom Perrotta, qui nous présente un monde où, un jour d'automne, 2 % des humains s'évanouissent d'une seconde à l'autre de la surface de la Terre. Aucune explication n'est donnée, et la série - plutôt que de pourchasser un mystère à la façon de Lost (ABC, 2004-2010), l'œuvre précédente de Lindelof - décrit la vie, invisiblement détruite, des habitants restants : comme si la disparition sans trace d'une part des humains rendait tout d'un coup visible le poids, la difficulté et la cruauté, de l'existence terrestre.
Les années 2010 nous auront ainsi rendus sensible, de diverses façons inédites, le fait (conçu jusqu'alors comme un donné) d'être sur Terre, à Terre, attaché en quelque sorte à la planète. Par l'image inverse, celle d'être perdu dans l'espace, sans attache, comme la Dr Ryan (Sandra Bullock) virevoltant paniquée dans Gravity (Alfonso Cuarón, 2013) ; dont certainement et paradoxalement les plus spectaculaires images sont celles, finales, du retour de l'héroïne sur Terre, ses pas laborieux sur le rivage après avoir émergé de sa capsule - qui nous font littéralement expérimenter la réalité de la gravité. Comme Cooper (Matthew McConaughey) dans Interstellar (Christopher Nolan, 2014) à la recherche d'une nouvelle planète à «coloniser» (tel est le vocabulaire consacré dans ces contextes intergalactiques) pour les humains, affamés et étouffés sur une terre devenue inhabitable.
Le genre cinématographique postapocalyptique, dominant depuis 2010, traduit la dégradation des formes de vie sur Terre. Les promesses du voyage interstellaire et d'une vie ailleurs répondent à la menace de l'extinction, autrefois vague et théorique, projetée dans un futur lointain ou constamment différé (Winter is Coming) et aujourd'hui conçue non seulement dans un futur générationnellement proche, mais comme déjà en cours. Ce qu'on appelle exobiologie explore désormais inséparablement - comme la fiction, devenue une forme d'enquête - l'origine et le destin de la vie sur Terre, et la possibilité de formes de vie dans l'univers.
La question éthique lancinante d'Interstellar est celle du choix entre sauver les humains actuels, restés à Terre, et «les générations futures». Question plus radicale : que sont ces générations futures, sinon l'avenir des privilégiés ? Le choix égoïste n'est pas celui qu'on croit, comme l'illustre l'excellent personnage du Dr Mann (Matt Damon) qui, proclamant travailler pour l'avenir de la race humaine, ne pense qu'à sauver sa pomme au détriment de ses compagnons ; ou le film 2012 (Roland Emmerich, 2009) qui racontait un départ de la planète réservé à l'élite, comme les canots du Titanic. Dans Interstellar, Cooper comprend qu'on ne peut vouloir sauver la Terre sans sauver (tous) les humains actuels, que les seuls responsables du futur et du présent, «c'est nous» ; et la réponse se trouve, encore une fois, dans la gravité (devenue outil de transmission de la solution).
La dégradation environnementale, bien réelle, engagée par les pays occidentaux depuis des siècles, suscite enfin l’inquiétude et la mobilisation générale… depuis qu’elle est aggravée par la participation d’autres pays à l’exploitation des ressources et au changement climatique. Comme l’a signalé l’économiste Amartya Sen (1), la focalisation sur le changement climatique néglige par trop les inégalités environnementales, c’est-à-dire, entre conditions de vie, maintenant dans le monde. L’année 2015 qui commence va retentir de signaux d’alerte et de grandioses appels à l’action sur le climat, à l’approche de la COP 21 (la conférence sur le climat qui aura lieu à Paris) : et comment ne pas voir que l’enjeu est vital ? Mais, quand on euphémise ou calcule en parlant de «risques», on nie la réalité des pertes déjà réalisées ou en cours.
Et notre série préférée de 2014, The Leftovers, ne signale rien d'autre : l'apocalypse n'est pas à venir, elle est déjà là, en nous, dans la brutalité et les égoïsmes qui ne font que nous rendre plus vulnérables. Les disparus, les 2%, ne sont pas «ailleurs». Il n'y a pas de «Plan(et) B» et, faute de coloniser d'autres mondes, il faudrait décoloniser le nôtre.
Cette chronique est assurée en alternance par Sandra Laugier, Michaël Fœssel, Beatriz Preciado et Frédéric Worms.